L'Art invisible
de Scott McCloud

critiqué par Blue Boy, le 26 août 2013
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Vous ne lirez plus la BD comme avant…
Lorsque Scott McCloud a découvert la BD, tardivement d’après lui puisqu’il était déjà adolescent, il a été tout de suite fasciné par cet art populaire qu’il méprisait jusqu’alors. Quelque chose l’intriguait, il ne savait quoi, quelque chose d’invisible qui se situait quelque part dans le « caniveau », l’espace situé entre les cases, l’instant qui permet au cerveau de faire le lien entre les images… Il lui fallait débusquer ce mystère, cette matière noire dont le rôle lui semblait essentiel pour comprendre ce média. C’est alors qu’il s’est lancé dans une véritable enquête policière de ce qu’il baptise de cette expression à double sens, « L’Art invisible ». Car d’après lui, le 9ème Art est injustement victime d’ostracisme, incompris et ignoré par les milieux artistiques pendant trop longtemps. Et pour étayer sa démonstration, quoi de mieux qu’une BD ?


A travers neuf chapitres, McCloud, tel un chercheur obstiné en quête de son Graal, a tenté d’élaborer une théorie générale en se basant sur une observation approfondie des techniques liées à ce mode d’expression, en intégrant les études sémiologiques précédentes, notamment celles de son aîné Will Eisner (« La bande dessinée, art séquentiel » et « Le récit graphique »). Mais il l’a présentée sous forme de cases, une façon ludique et originale (et au fond tellement logique) de rendre ses thèses, assez pointues il faut le dire, accessibles à chacun. Cela lui permet par ailleurs de justifier sa croyance selon laquelle la BD est un média aux possibilités illimitées…

Si la naissance de la bande dessinée est généralement datée à la fin du XIXème siècle, McCloud n’oublie pas d’évoquer le père fondateur, Rodolphe Töpffer, qui produisit ses premières œuvres à partir de 1830. Mais il propose de remonter beaucoup plus loin dans le passé. Selon lui, les représentations anciennes telles que la tapisserie de Bayeux, le codex maya ou les hiéroglyphes égyptiens, pourraient être considérées comme les vénérables ancêtres de cette discipline. Par ailleurs, l’auteur nous dresse de façon captivante une topographie, où chaque style se situerait à l’intérieur d’un triangle dont les pointes représenteraient les trois notions de réalité, de sens et de niveau pictural.

Il consacre ensuite un large chapitre à l’Ellipse, cette matière noire de la BD qui a trait à l’imagination, cette zone où, comme il le dit magnifiquement, le visible danse avec l’invisible. Bien davantage que pour d’autres formes d’art, par exemple le cinéma, le dessinateur sollicite la participation du lecteur dans la compréhension du récit, selon un cadre appelé couramment aujourd’hui l’ « interactivité ». D’un point de vue géographique, McCloud établit une comparaison des trois styles dominants, l’américain, l’européen et le japonais, faisant ressortir les particularités de chacun.

Notre homme a ainsi confectionné sur une période de quinze années un ouvrage érudit et complexe avec une passion communicative, faisant preuve d’une remarquable pédagogie, car certaines de ses thèses, qui pourraient apparaître au premier abord rébarbatives, deviennent limpides et excitantes grâce à une mise en page talentueuse dans laquelle les dessins répondent parfaitement aux textes, implémentation convaincante de ses propres théories. L’auteur évoque également les autres formes artistiques (cinéma, peinture, littérature) afin de montrer que toutes sont reliées d’une façon ou d’une autre à la bande dessinée, celle-ci représentant non pas un art hybride, mais un point de convergence où texte et image sont mêlés. Cet art populaire fut discrédité dès ses débuts car s’adressant à un jeune lectorat et rappelant trop la publicité tapageuse qui émergeait au même moment dans le monde occidental.

Son trait est volontairement neutre et schématique pour renforcer l’aspect ludique et pour pouvoir toucher tous les publics, respectant le principe selon lequel plus le dessin est simple, plus l’identification est facile. Cette BD sur la BD, jamais ennuyeuse, nous fait pénétrer dans une sorte de quatrième dimension. Cette enquête « pour débusquer l’invisible » est menée de main de maître, avec de nombreuses trouvailles graphiques (on pourrait presque penser à Marc-Antoine Mathieu par moments). On atteint des sphères de réflexion métaphysique inattendues, et on réalise que la bédé est bien plus qu’un art mineur, rôle auquel certains préfèrent la voir cantonnée, comme s’il ne s’agissait encore que d’un ado turbulent. Pour autant, McCloud sait rester humble et rappelle toujours que ce qu’il avance n’est jamais que le fruit de ses réflexions et dit demeurer ouvert au débat si quiconque devait contester ses propos.

Tout amateur de BD qui se respecte devrait avoir « L’Art invisible » dans sa bédéthèque, à un moment où ce média est en train d’accomplir sa mue pour atteindre l’âge adulte, aidé en cela par l’apparition (entre autres) des romans graphiques. Une œuvre unique et inédite, un essai illustré brillant, indiscutablement brillant.