Enig Marcheur de Russell Hoban

Enig Marcheur de Russell Hoban
(Riddley Walker)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone , Littérature => Fantasy, Horreur, SF et Fantastique

Critiqué par Stavroguine, le 12 août 2013 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 5 étoiles
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Une sort de bryllance dans le gris

« Marcheur je me nomme et je suis tout comm. Enig Marcheur. Je marche avec les nigmes par tout où elles me mènent et je marche avec elles main tenant sur ce papier de meum. »

En 2347 N.C.C. (Notre Cal Cul), l’humanité est à peu près retournée à l’âge de pierre suite à la survenance du Grand Boum, que l’on suppose être une énorme déflagration nucléaire entraînant la fin de notre civilisation. Celle qui lui succédera est celle d’Enig Marcheur, où l’on « patoj encor dans la boue » à l’intérieur de « barryèr » que l’on n’ose franchir car au-dehors, rôdent des chiens, prêts à vous déchirer les entrailles : une civilisation de la « preuh » et de la « gnorance ». Une civilisation, surtout, dévorée par un énorme fantasme collectif à propos de la nôtre, celle où les hommes « avé des bateaux dans l’ésert », maîtrisaient des « Nergies » hissées au rang de quasi-divinités et où Eusa, héros mythologique et prophète de cet autre temps, a découpé en deux Adom le Ptitome - acte à la fois fondateur et destructeur, péché originel et affirmation de la toute puissance de l’homme.

C’est donc à une vision post-apocalyptique d’un autre genre que nous convie Russell Hoban dans Enig Marcheur. Peut-être est-ce dû au fait qu’il place l’accent sur la reconstruction d’une civilisation autour d’un conglomérat de mythes et de connaissances parcellaires et erronées, plutôt que sur la difficile survie dans un univers hostile et détruit. Il y aura pourtant un peu de cela, dans un premier temps : le livre s’ouvre sur un très beau passage où Enig Marcheur nous rapporte son rituel d’initiation, le jour de son « nommage » (« Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j'ai oxy un sayn glier il été probab le dernyé sayn glier du Bas Luchon. Toute façon y en avé plu eu depuis long tant avant lui et je me tends plu à en revoir d'aurt. »), puis, il sera rapidement question des conditions de vie précaires des habitants de ce monde détruit, de l’organisation dans les « barryèr » et des loups qui rôdent au-dehors. Petit à petit, on découvrira aussi les croyances et la nouvelle religion, par l’entremise d’une voyante, d’abord, puis par celle des représentants du Mine Stère du Ram venus prêcher la bonne parole officielle dans des spectacles de marionnettes.

C’est à partir de ce moment-là qu’on commence à décrocher. Si l’on se passionne encore un temps à chercher les bribes de nos mythes et de l’histoire de la chute de notre civilisation dans leur nouvelle relecture à travers les différentes « gendes » que l’on nous rapporte, le tout finit rapidement par tourner à vide dès lors qu’Enig s’engage dans une sorte de road trip vers une destination que l’on ne comprend pas plus que lui, qui rompt les alliances avec une telle insistance qu’il semble aussi perdu que le lecteur lui-même. On a vite l’impression d’assister à un jeu d’enfants où le Kent post-apocalyptique serait devenu une grande cour d’école dans laquelle une poignée de petits caïds stupides et leurs faire-valoir joueraient aux cowboys et aux indiens, aux aventuriers et aux maîtres du monde dans une quête insensée qu’ils entreprennent néanmoins sur la base de bribes de choses qu’ils ne comprennent pas.

On peine alors d’autant plus à s’accrocher que les nombreux théâtres de marionnettes ou historiettes grâce auxquels on nous fait connaître cette nouvelle civilisation se dégradent en parallèle. Là où l’on se délectait plus tôt à trouver des réinterprétations aussi fausses que jubilatoires de nos propres mythes, de notre propre savoir, à l’aune d’une échelle nouvelle (voir à ce titre le superbe commentaire de texte de Bonparley à partir de la notice accompagnant la tapisserie de Canterbury tissant la légende de Saint Eustache, et rescapée on ne sait comment de l’enfer nucléaire pour devenir une sorte de texte fondateur), ne subsistent plus que les spectacles débiles de Plichinel mêlant Guignol pour enfants et un peu de ces farces vulgaires et vaguement érotiques que l’on pouvait voir sur les tréteaux du Moyen-Âge et de l’Antiquité.

Dès lors, il ne reste donc plus que la langue. Elle a son importance puisque le roman n’est pas traduit de l’anglais au français, mais du Riddleyspeak au Parlénigme (Anterre). On l’aura compris au vu des différentes citations ci-dessus, Hoban brise tous les codes pour nous offrir une langue nouvelle : celle d’Enig Marcheur lui-même qui, comme le reste, semble être un reliquat et une interprétation nouvelle de la nôtre, comme si partant de la phonétique, on avait voulu recréer une langue écrite faite de l’association de mots courts et souvent monosyllabiques dont chacun aurait une signification propre et serait combiné avec un ou plusieurs autres mots du même type pour recréer ceux que l’on connaît. Ainsi, ami devient âme mi ; la mémoire, l’amer moi. Enig divise les mots comme nous l’atome et Eusa Adom le Ptitome. D’abord, confronté à cela, on peine (et plus d’un seront sans doute rebutés, sans qu’on puisse les en blâmer). Puis, on s’émerveille lorsqu’on découvre un sens nouveau à chacun de nos mots usuels auxquels on ne fait plus attention. Ils ressemblent tout à coup à des amis partis depuis longtemps et que l’on redécouvre avec bonheur : ils sont restés les mêmes tout en étant changés, et l’on s’émerveille de cette magie qui fait qu’une même personne renferme en elle quelque chose d’un peu différent, de ce nouveau calcul selon lequel 1 + 1 = 1bis.

Seulement, voilà : une fois passé le temps de la découverte et le mécanisme assimilé, l’émerveillement cède place à une certaine lassitude. D’autant que le vocabulaire volontairement et nécessairement limité des protagonistes rend la nouveauté rapidement redondante. L’emploi du Parlénigme ralentit la lecture et si l’on apprécie, au début, de prendre son temps pour découvrir toutes les nouveautés dont regorge le roman, dès lors que le fond de l’histoire deviendra insipide, la forme linguistique, désormais sans surprise (mais toujours difficile), ne sera plus qu’un fardeau supplémentaire qui nous empêtrera dans notre lecture.

Il est donc difficile d’apprécier et encore plus de chroniquer Enig Marcheur. D’une part, on est admiratif devant tant de trouvailles ; de l’autre, on regrette qu’elles ne soient pas mieux exploitées (l’auteur semble aussi désemparé devant son invention que Bonparley face à une centrale nucléaire livrée sans mode d’emploi) et que la forme prenne très vite le pas sur le fond. D’une part, on ne peut que se réjouir que des livres de ce genre soient publiées en France (un énorme coup de chapeau au traducteur Nicolas Richard et aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, qui livrent en plus un très bel objet) ; de l’autre, le fait est qu’on ne l’a que très modérément aimé. A réserver donc à un public averti et a priori intéressé par la démarche.

Il est écrit un peu partout que Russell Hoban a mis cinq ans à écrire son roman et y a sacrifié son orthographe ainsi que beaucoup de texte, coupé pour arriver à un roman de 280 pages. On aurait souhaité qu’il en retranche 140 de plus. Ainsi, on aurait peut-être joui de la découverte sans qu’elle nous soit gâchée par un amer goût de raté une fois la nouveauté passée. Enig Marcheur ne reste au final qu’un pari fou et un bouquin qu’on aurait bien aimé aimer.

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