Lettre à mes enfants et aux enfants du monde à venir
de Raoul Vaneigem

critiqué par Christian Adam, le 2 août 2013
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Oublier Vaneigem - Lettre ouverte à un « défoncé d’espoir » et à tous les optimistes du monde à venir...
_____________________

**NOTE AU LECTEUR** : À travers l’exécution et la mise en bière d’un seul homme - dont Raoul Vaneigem n’est que le prétexte, incarnation par excellence de l’optimisme impénitent et de cette impudente « joie de vivre » qui dans le contexte actuel détonnent par leur obscénité - c’est toute notre génération en bloc que je cloue au pilori dans ce pamphlet mégalomane, caustique, et cinglant ; c’est toute notre époque creuse que je tiens dans le creux de la main, en l’écrasant comme une noix creuse.. Par ce brûlot foudroyant, réactif et extrêmement désespéré - d’où ne subsistera après lecture aucune raison valable d’être encore de ce monde guetté par l’oxydation et le pourrissement fatals - je voudrais en finir avec tous les utopistes, tous les révolutionnaires, tous les marchands d’espoir et tous les « penseurs radicaux » de l’espèce de Vaneigem qui croient encore béatement aux vertus de leur critique sociale soi-disant « constructive », gentiment naïfs au point de ne pas s’apercevoir que le Grand méchant Capital ne fait de toute façon qu’à sa tête, qu’il ira jusqu’au bout de sa logique casse-gueule, et qu’il se contrefout éperdument de leur gazouillis « iconoclaste » de basse-cour. Par ricochet, c’est toute notre génération Z comme zombi que je vouerai aux gémonies avant d’avoir l’élégance de disparaître de ce merdier en bout de course, un peu à la façon de ces tireurs cinglés américains qui défrayent périodiquement la chronique en ouvrant le feu sur la masse crétinisée avant de retourner l’arme contre eux-mêmes...

_____________________



« [..]“l’harmonie universelle”, fiction capitale dont nous n’attendons plus rien... Que pourrions-nous d’ailleurs en espérer, à l’extrême de l’âge de fer où nous sommes parvenus ? Le sentiment qui y prédomine, c’est le désabusement, somme de nos rêves avariés.» (Cioran, Histoire et utopie)

« Quiconque parle le langage de l’utopie m’est plus étranger qu’un reptile d’une autre ère.» (Cioran)

« Se rendent-ils compte, ceux qui proposent la joie à tout bout de champ, de ce que veulent dire la crainte d’un effondrement imminent, le supplice constant de ce terrible pressentiment ? » (Cioran)

« ...ces besogneux, coiffés de leur bonnet de nuit, exposent avec un entrain d’animateur socioculturel leurs promesses de “joie de vivre” et de sérénité conviviale..» (Jaime Semprun, René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre, et soumission durable, p.77, EDN, 2008)


_____________________



Monsieur Vaneigem,

À peine sorti d’une plongée en apnée dans ton œuvre de critique sociale, toi le vieux serpent de mer de mouvance situationniste, je me suis pris à interroger sa « valeur d’usage » pour les jeunes générations d’aujourd’hui, dont les dernières en date semblent être définitivement entrées dans un coma profond pour ne plus en sortir : « ces générations qui ne se réveilleront peut-être jamais, mais qui n’en savent rien », comme le disait feu Baudrillard. Qui, en effet, parmi les jeunes zombies branchés du temps présent, possède un nerf auditif assez fin pour entendre tes déclarations, tes avertissements, tes vigoureuses adresses « aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire » ? Que diable peut bien leur signifier « résister au Système » quand les rouages diffus du mode de vie capitaliste ont si bien réussi à s’engrener en chacun d’eux qu’ils se distinguent à peine de leur tracé cérébral ? Quel sens prêter encore aux luttes « indignées » contre l’ordre établi quand l’immense majorité silencieuse continue de se faire doucement empaumer, par devant comme par derrière, en corroborant l’abomination en cours, en collaborant au vaste mensonge social ? Mais surtout, vu les rechutes et les « crises » amplifiées qui menacent à tout moment de conduire ce système au Collapse, à quoi sert-il encore de déployer autant d’acharnement thérapeutique quand l’issue fatale ne fait plus de doute, et que dans le climat de détérioration actuelle, pousser à l’optimisme devient aussi indécent que des compressions thoraciques sur un corps à l’agonie dans l’espoir de le réanimer ? Voilà un peu à quoi ressemble l’état d’esprit de tes derniers livres qui, à grand renfort de soins palliatifs, s’obstinent à réinsuffler une confiance désespérée dans l’avenir d’un monde au bord de l’apoplexie, au motif qu’« il n’est jamais trop tard », qu’un virage in extremis vers un « autre monde » est encore possible, qu’une « conversion radicale des mentalités » est soi-disant en gestation : bref, on a bien compris que rien ne t’enchanterait plus que de voir notre civilisation entamer enfin sa cure de « psychanalyse collective ». La belle affaire. On se demande bien par quel tour de force on parviendrait à faire s’allonger sur un divan une humanité sous speed, elle dont les pieds ne touchent plus le sol, et qui a fait de l’accélération en première vitesse son régime de fonctionnement normal. Oui, juste un petit « examen de conscience » avant qu’elle n’entame, les jambes à son cou, le sprint final vers l’abîme. Tant qu’à faire, pourquoi ne pas lui prescrire une thérapie socratique, dont les lumières sont censées arracher le troupeau aveugle aux ténèbres de son aliénation ? Tu devrais pourtant savoir que tes mantras inlassablement martelés ne seraient pertinents que s’ils étaient entendus et appliqués par ceux-là mêmes qui n’ont justement pas intérêt à se changer : à la fois par la horde des rapaces mercenaires et récupérateurs, drapés dans leur « réformisme » de fausse vertu, la légion des ilotes éclaboussés par l’hédonisme imbécile, narcissique et sans âme du monde mercantile, la masse des idoles obnubilés par le lifestyle capitaliste, cramponnés comme des morpions à leur niveau de vie, infoutus d’ailleurs de dire en quoi il existe un problème à leur monde décadent, si même il y aurait quelque chose à combattre... Du reste, quand bien même une lueur de compréhension réussirait à s’infiltrer dans leurs cervelles macérées depuis la naissance dans les eaux moisies de la société moderne, de toute façon les renforcements positifs avaient d’avance désamorcé en eux toute remise en cause éventuelle de l’ordre établi. Dans le meilleur des cas, paniqué par le supplément de lucidité que ladite « socioanalyse » infuserait dans sa psyché, le troupeau affolé par la révélation de la calamité globale in progress se hâtera naturellement de tirer son épingle du jeu, de sauver sa peau et ce qui reste de son existence unidimensionnelle, avant que le déluge-après-lui emporte tout, à commencer par sa progéniture mutante..

Malgré cela, tu en es encore, au plus fort de ton onirisme gauchiste, à faire rimer de mélodieux couplets sur « la reconstruction du tissu urbain et rural », sur « le retour à la valeur d’usage de la marchandise », sur la possibilité de « jeter les bases d’une société humaine », et autres flonflons grinçants du même tonneau, à l’heure même où le désert de l’âme, fertile en régressions, ne cesse de croître, que jamais la falsification n’a autant battu son plein, et qu’un Big Crunch d’envergure eschatologique est à la veille de s’abattre sur notre train-train nonchalant. Ressusciter la « poésie vécue » ? La bonne blague ! Comme s’il suffisait de la décréter et de claquer des doigts pour qu’elle reprenne vie, ton introuvable « poésie vécue » ! Cela fait belle lurette qu’au suranné dérèglement des sens rimbaldien a succédé un autre dérèglement, celui de la machinerie planétaire ; et pourtant, tel un ravi de la crèche suintant d’espoir jusqu’à la syncope, tu crois dur comme fer à l’insubmersibilité de tes chaloupes de sauvetage, fabriquées en matériau organique 100% bio, que tu balances à un équipage de somnambules, tellement étourdis par leurs « innovations » techniques qu’ils ne se sentent plus chavirer de leur navire... Curieusement, plus la situation s’aggrave, plus tu vibrionnes à tout va comme une mouche du coche, et plus tu renchéris en vieillard gâteux dans les sornettes grotesques réchauffées dans l’athanor de l’illusion. On dirait que plus le péril croît, plus s’excite ton ardeur d’aide-soignant autour d’un Capital alité, et plus fait florès ton commerce d’ordonnances à base de molécules alchimiques. Aux dernières nouvelles, ton œuvre au noir nous informe même que le processus mystérieux de « changer la vie » serait en train de se produire aujourd’hui, « sous nos pas », qu’un « changement de civilisation s’esquisse sous nos yeux », etc., etc.. Ça alors ! Serait-on en retard d’un scoop, nous qui pensions que nos sociétés font tout au contraire pour perdurer dans la fixité de leur être ? Faut le faire quand même, toujours en rajouter comme tu le fais dans les effets d’annonce racoleurs, cherchant à nous convaincre que ta chère fratrie humaine expérimente, au moment où l’on se parle, un « rebond de vitalité » apte à renverser la vapeur, alors même que tout indique, à l’inverse, que notre globe terrestre, pareil à un énorme patapouf dépourvu justement de toute espèce de légèreté, est tout près de fléchir sous son obésité systémique. Mieux encore : tu crois deviner à travers tes boules de cristal une sorte de transmutation secrète des conditions de vie actuelle, laquelle se tramerait dans l’ombre de notre époque, achevant d’en inverser les tendances lourdes, et patati et patata.. Assurément, ton vieux tourne-disque des années 60 est usé, la tête d’aiguille saute et crachote en boucle les mêmes scies fastidieuses, rabâchant à n’en plus finir le même satané refrain depuis presque 50 ans maintenant. Les yeux bandés, tu cours à l’aveuglette après les mêmes causes désespérées, comme si le fait accompli de la dévastation du monde et de son engrenage irréversiblement suicidaire t’échappait complètement ! Comment prendre encore au sérieux tes appels à la révolution néocapitaliste, comment ne pas tiquer à t’écouter aligner tes vœux pieux de petit-bourgeois retombé en enfance, toi qui, devenu radoteur sur le tard, ne publies tes homélies ramollies que sous respirateur artificiel ? Le temps est donc venu d’en finir avec ta posture de coach humaniste, de liquider ton héritage d’esthète alter-jovialiste, avant de te conduire au pied de l’échafaud pour n’avoir pas su interrompre à temps ton prêchi-prêcha bien-pensant et bien-écrivant ; pire : pour n’avoir cessé de prôner cette mensongère « révolution de la vie quotidienne » avec laquelle tu nous bassines à longueur de livres. Mais d’abord, j’énoncerai succinctement quelques-uns de tes faits d’armes, je m’acquitterai honorablement de ma dette envers le versant honnête de ton œuvre qui ne fait aucune concession à la terrible vérité, celui qui ne gauchit d’aucune façon la réalité de ce monde courant à sa perte. Après quoi, je te forgerai un cercueil en or massif, car l’heure n’est plus au ménagement, ni aux petites nuances pusillanimes d’agrégé de lettres dont je n’ai cure. Aussi je ne ferai pas dans la dentelle ou la demi-mesure : dans la démesure de l’agacement aucune de tes chimères ne sera épargnée, et ma main ne flanchera pas au moment de faire tomber le couperet...


[...]