Journal, tome 2 : 1925 - 1950
de André Gide

critiqué par Cyclo, le 9 juillet 2013
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
Aussi fondamental que "Les Essais" de Montaigne
Le "Journal" de Gide est un des grands monuments de notre littérature. Celui que Malraux appelait le "contemporain capital" y met en quelque sorte "en ligne", comme on dirait aujourd'hui, ses pensées, ses réflexions, aussi bien que des éléments biographiques, des portraits de ses contemporains, des éléments d'histoire de son temps et ce qu'elle lui suggère, car s'il fut un écrivain qui ne resta pas dans sa tour d'ivoire, ce fut bien Gide. Il voyagea en Afrique équatoriale française et en rapporta deux reportages accablants sur la colonisation, en URSS, et son "Retour de l'URSS" fit sensation. Plutôt que d'analyser l'ensemble de ce monument, je préfère vous appâter avec quelques extraits choisis dans l'édition complète en Bibliothèque de la Pléiade (deux gros volumes sur papier bible), à emprunter en bibliothèque si vous ne pouvez vous les offrir.
Sur le temps qui passe, la vieillesse et la mort :
"il me paraît tout naturel de vieillir et je ne m'en sens pas plus honteux que je ne le serai de disparaître" (29 mai 1935) ; "Il m'a toujours paru que la première vertu de l'homme était de savoir affronter la mort ; et c'est une chose bien misérable que de la voir moins redoutée par de très jeunes gens que par ceux qui devraient être, sinon las de la vie, du moins, ayant vécu, résignés à mourir" (13 juillet 1930) ; "Pas plus que de considérer la jeunesse seulement comme une promesse, sied-il de ne voir dans la vieillesse qu'un déclin. Chaque âge est capable d'une perfection particulière. C'est un art que de s'en persuader, de contempler ce que les ans nous apportent plutôt que ce dont ils nous privent, et de préférer la reconnaissance aux regrets" (29 janvier 1929) ; "La constatation de la progressive déchéance de l'âge exige la sincérité la plus difficile, peut-être, à obtenir de soi-même" (25 novembre 1927) ; "Je prends décidément mon parti d'aller bien. En plus de l'état où l'on se trouve, il y a quelque assentiment que l'on y donne, qui tout aussitôt assure cet état et l'intensifie" (18 octobre 1938).
Sur le paraître :
"Car pour le très grand nombre des faux héros paraître suffit ; passer pour courageux permet de se passer de l'être" (feuillets 1937) ; "Oui, le regard d'autrui nous déforme et les qualités ou les défauts qu'il nous prête, nous les assumons en dépit de nous pour un temps" (feuillets 1928) ; "Certains êtres ne se maintiennent vertueux que pour ressembler à l'opinion qu'ils savent ou espèrent que l'on a d'eux" (9 octobre 1927).
Sur la bourgeoisie (classe sociale dont il était issu, mais qu'il exécrait) :
"Je reconnais le bourgeois non point à son costume et à son niveau social, mais au niveau de ses pensées, et, pour simplifier, j'appellerai bourgeois « quiconque pense bassement »" (22 août 1937) ; "le bourgeois (c'est-à-dire quiconque pense bassement) a la haine du gratuit, du désintéressé, de tout ce dont il ne peut se servir. Il ne saurait admettre l'art ou la littérature qu'utilitaires, et hait tout ce qu'il ne peut s'élever à comprendre" (22 août 1937) ; "Car il ne suffit pas de dire que « le bourgeois reste toujours intéressé » ; encore ne prête-t-il à autrui que des opinions intéressées, semblables à celles que lui-même peut avoir" (feuillets, 1933) ; "la « supériorité » due à l'argent ou à la naissance n'a rien à voir avec la véritable valeur" (feuillets, 1933).
Sur l'éducation et la culture :
"il n'est de bonne émancipation que celle que l'instruction et l'éducation accompagnent" (4 août 1935) ; "La véritable instruction est celle qui vous dépayse" (12 juillet 1934) ; "Ceux qui prétendent agir d'après des règles de vie, me paraissent, si belles que puissent être celles-ci, des idiots, ou tout au moins des maladroits, incapables de profiter de la vie – je veux dire : de se laisser instruire par la vie" (6 novembre 1927) ; "la culture ne s'hérite pas ; elle se conquiert et toujours implique un effort" (4 août 1935) ; "Quant à souhaiter une littérature pour le peuple, à son niveau actuel, à son usage, je m'y refuse […] Ce qu'il lui faut, ce qu'il commence à réclamer, ce ne sont pas des ersatz, c'est le meilleur ; et l'instruction qui le mette à même de comprendre" (4 août 1935).
Sur la vérité :
"C'est aussi parce que le mensonge est avantageux, flatteur, plaisant (tout au moins pour le plus grand nombre), tandis que la vérité gêne et blesse toujours quelques-uns par quelques côtés. Elle a du mal à se faire entendre parce qu'elle fait mal à entendre. Son bienfait n'est connaissable, ou reconnaissable, qu'après" (17 avril 1934) ; "Ce que l'on découvre ou redécouvre soi-même ce sont des vérités vivantes ; la tradition nous invite à n'accepter que des cadavres de vérités" (8 février 1932).
Sur le travail et l'exploitation de l'homme par l'homme :
"La première condition du bonheur est que l'homme puisse trouver joie au travail. Il n'y a vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède. Le travail le plus pénible peut être accompagné de joie dès que le travailleur sait pouvoir goûter le fruit de sa peine. La malédiction commence avec l'exploitation de ce travail par un autrui mystérieux qui ne connaît du travailleur que son « rendement »" (4 août 1935) ; "Ceux que vous maintenez courbés, permettez-leur seulement de se redresser (mais il n'y a pas à attendre de vous que vous le leur permettiez jamais) et alors seulement nous verrons ce qu'ils valent" ; "l'abolition de cette abominable formule : « Tu gagneras MON pain à la sueur de TON front. »" ; "Cette classe de travailleurs, souffrante, opprimée, sur laquelle vous vous êtes assis et avez installé votre bien-être, ne pas comprendre que c'est vous qui l'avez fait devenir et l'avez forcé d'être ce qu'elle est présentement, voici ce qui me paraît monstrueux. Vous l'avez abêtis, avilie, salie, et vous avez l'audace de dire : regardez comme ils sont peu propres !.." ((feuillets, 1933)
Sur le colonialisme :
"Je ne puis demander à un forban de crier sur les toits son intention de déposséder à son profit des indigènes et de leur extorquer ce qui permettra sa propre fortune. Mais ce qui ne me plaît pas, c'est qu'il couvre sa vile besogne d'un revêtement de haute philanthropie. C'est, quand il n'est question que de trafic, qu'il parle de civilisation, de devoir et de sentiments moraux" (feuillets, 1933).
Sur l'Évangile :
"Ce sont les principes de l'Évangile, selon le pli qu'ils ont fait prendre à ma pensée, au comportement de tout mon être, qui m'ont inculqué le doute de ma valeur propre, le respect d'autrui, de sa pensée, de sa valeur, et qui ont, en moi, fortifié ce dédain, cette répugnance (qui déjà sans doute était native) à toute possession particulière, à tout accaparement" (juin 1933). Et ceci aussi : "Quand nous aurons compris que le secret du bonheur n'est pas dans la possession mais dans le don, en faisant des heureux autour de nous, nous serons plus heureux nous-mêmes. – Pourquoi, comment, ceux qui se disent chrétiens, n'ont-ils pas compris davantage cette vérité initiale de l'Évangile ?" (2 janvier 1928).
Sur la religion et les églises établies :
"Domaine de la Foi. Assertions incontrôlables. Invérifiable Vérité..." (mai 1932) ; "En reportant par-delà la vie l'espérance, la religion endort et décourage la résistance. Qui comprend cela peut s'indigner contre la religion, sans pour cela quitter le Christ" (22 avril 1932) ; "La question sociale, du temps du Christ, n'était pas, ne pouvait pas être posée. L'eût-elle été, je vous laisse à penser de quel côté se serait rangé celui qui toujours tint à vivre parmi les opprimés et les pauvres !" (22 avril 1932), "Pensez-vous que le Christ se reconnaîtrait aujourd'hui dans une église ? C'est au nom même du Christ que nous devons combattre celle-ci. Ce n'est pas lui, le haïssable, mais la religion que l'on édifie d'après lui. Il n'a point pactisé avec les puissances de ce monde, mais le prêtre..." (22 avril 1932) ; "Que la société capitaliste ait pu chercher appui dans le christianisme, c'est une monstruosité dont le Christ n'est pas responsable ; mais le clergé. Celui-ci a si bien annexé le Christ qu'il semble que l'on ne puisse aujourd'hui se débarrasser du clergé qu'en rejetant le Christ avec lui" (27 février 1932).
J'arrête là, on trouve une mine de pistes de réflexions sur notre monde actuel. Où sont les grands intellectuels d'aujourd'hui comparables à ce géant ? Ils ne pensent qu'à parader sur les écrans cathodiques, le plus souvent pour ne rien dire !