L'équipée malaise de Jean Echenoz

L'équipée malaise de Jean Echenoz

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Gregory mion, le 24 juin 2013 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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Un voyage sur le bateau ivre.

Voix emblématique des éditions de Minuit, Jean Echenoz accompagne depuis presque trente-cinq ans un contingent d’auteurs qui partagent le sens de la discrétion et dont la seule écriture suffit à rendre compte de certaines des meilleures pages de la littérature francophone – on pense à Christian Oster, à Tanguy Viel, à Jean-Philippe Toussaint, plus récemment à Julia Deck et anciennement à Claude Simon, ces noms parmi tant d’autres. Pour les familiers de Minuit, on parlera de littérature toute en à-côtés, toute en actions parasites et pourtant tellement nécessaires, de textes ciselés à l’extrême et montés comme des horloges, des textes pourtant pas forcément lapidaires tant ils ont la passion de relater ce qu’on aurait tendance à vouloir expurger, ce que l’on dit n’être plus de l’ordre du romanesque, quand on attend d’une histoire qu’elle réponde à un dispositif narratif percutant (des personnages forts en caractère, des lieux, une situation, des rebondissements, puis un épilogue qui rassemble chaque segment de la fiction).
Chez Echenoz, puisqu’on parle de lui et de L’Équipée malaise, on se confronte à un texte qui pourrait se déplier comme une mappemonde avant de se feuilleter comme un livre, c’est-à-dire que l’on observe ici une passion certaine de la toponymie, déployée en rues, avenues et stations de métro, mais encore en traversées maritimes sur un bateau dont le capitaine lui-même porte un nom géographique (Illinois), encore aussi en brousses asiatiques où se déroulent des mutineries abrégées, tout cela pour aboutir dans plusieurs culs-de-sac et impasses, en autant de chemins qui se rebroussent, en paroles qui se dédisent, en identités que l’on croyait à peu près construites et qui mine de rien s’écroulent. Pierre Lepape, au sujet de ce roman, a évoqué une littérature en « carton-pâte ». Il n’y a rien de préjudiciable là-dedans, au contraire. Le roman expose des personnages fractionnés, qui font des choses succinctes quoique débordantes de possibilités. Ces personnages vont même jusqu’à s’exprimer parfois en phrases inachevées, aspirées par leurs propres suggestions, fières de leurs anacoluthes, en quoi l’on se risque à fréquenter des êtres de fond en comble mobiles, qui oscillent en revanche sur des itinéraires solides, comme des boules de flipper qui ignorent dans quelle cavité ou quel toboggan elles vont atterrir, mais qui sont au moins certaines d’emprunter l’une de ces routes concrètes selon le bon vouloir des chocs dont on les afflige. Autrement dit, puisque ces personnages sont essentiellement ambulants, socialement invertébrés, on peut affirmer que l’espace a davantage de corps que les protagonistes, les lieux étant les seuls points d’ancrage de tout ce branle-bas d’humanité, et cependant, faut-il qu’on le précise, il y a quand même un texte, il y a même un roman, un livre qui raconte une histoire dont l’un des objectifs est de traquer deux hommes (Jean-François Pons et Charles Pontiac) qui ont aimé la même femme (Nicole Fischer) trente années en arrière.
À partir de cette situation simple, J. Echenoz multiplie les connivences. Sont jetés dans le même sac un spécialiste du caoutchouc, un vagabond qui improvise, la femme qui fut convoitée jadis, des amis qui ne savent pas trop où donner de la tête, des kidnappeurs à la petite semaine, des travailleurs séditieux, etc. Cette matière première nous donne du bon fil à retordre. On ne sait pas vraiment toujours où l’on s’embarque, à l’instar des personnages qui ont l’air de se laisser aller, jusqu’à ce que surgissent des repères, lesquels vont graduellement se répéter, tant et si bien qu’au bout de quelques chapitres, nous avançons carte et boussole en mains, à la poursuite de ces individus en toc qui paraissent faire n’importe quoi, et qui, contre toute attente, se dénichent des cohérences et des plans sur la comète à mesure qu’ils progressent parmi les décors moins carton-pâteux.
L’exercice de style est du reste remarquable dans ce livre, parce qu’il faut une écriture impérativement renouvelable pour s’attaquer aux projets de personnalités en camelote, des personnalités qui se découvrent des destins paradoxalement accentués une fois qu’elles se mettent à dévaler la mappemonde. Le style est même plus prononcé que dans la majorité des autres romans d’Echenoz, ce qui permet d’effectuer sans délai des relectures spontanées, de redécouvrir des chapitres à satiété, de sombrer dans des impasses que nous aurions manquées en première instance. Rares sont les romans qui ne mènent nulle part en réussissant malgré tout à s’orienter, et ce sont peut-être ces livres-là, assez exceptionnels, qui permettent, comme dans l’art abstrait, de constamment ressusciter la sensibilité.

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