Le jeu du roi : Reportages 1956
de Joseph Kessel

critiqué par Shelton, le 15 avril 2013
(Chalon-sur-Saône - 67 ans)


La note:  étoiles
A dévorer sans aucune modération !!!
Joseph Kessel a été durant toute sa vie un homme d’action, un grand reporter et un homme de lettres. La question n’est pas tant de savoir s’il a été plus l’un que les autres, s’il a été ou pas un grand écrivain, mais il faut comprendre que pour moi il a été un tout indissociable et aller à la rencontre de cet homme c’est prendre le temps de lire ses romans comme ses textes journalistes. Aujourd’hui, je vous invite à plonger dans l’Afghanistan de 1956, celui qui va l’inspirer à la foi pour un reportage, un film puis, plus tard, pour un roman, Les cavaliers…

S’il n’a pas toujours été aisé de trouver ces fameux reportages de Kessel qui ont été regroupés dans les années soixante par l’éditeur Del Duca-Plon, nous avons maintenant la chance de pouvoir y accéder en version de poche dans la collection Texto de chez Tallandier. On peut y voir-là une réelle invitation à voyager avec l’un des plus grands des voyageurs, reporters, journalistes de son temps… Car ne nous y trompons pas, quand Kessel partait du bureau de son rédacteur en chef, aucun des deux ne pouvait avoir la certitude qu’ils se reverraient. Les voyages étaient réellement dangereux. Joseph Kessel est allé en Sibérie au contact de soldats désespérés qui trouvaient refuge dans la vodka, il a croisé les trafiquants d’esclaves qui étaient prêts à tuer un journaliste trop bavard, il a été dans l’Irlande au bord de l’insurrection, il a voulu partager la vie des colons d’Israël, il a décidé de filmer des femmes musulmanes en Afghanistan… Oui, même s’il n’a pas tout réussi, il y était !

En 1956, il va aller en Afghanistan, un pays encore très refermé sur lui-même. C’est passionnant de le suivre dans ce voyage car on va découvrir que cette terre et son peuple n’ont peut-être pas tellement changé en cinquante ans… En plus, il va y aller pour réaliser un film alors que le cinéma n’est connu là-bas que par quelques privilégiés de Kaboul… Enfin, dans les attractions fondamentales de cet ouvrage, notons que Kessel est accompagné pour son film de quelques techniciens dont un certain Pierre Schoendörffer qui n’est encore qu’un des militaires qui a vécu Dîen Bîen Phu à l’âge de 26 ans. Mais, lors de cette défaite, il filmait pour les armées… Plus tard, il sera le réalisateur de La 317ème section, du Crabe-tambour… En 1956, il est encore jeune et il accepte de partir à l’aventure avec Joseph Kessel d’autant plus que c’est en lisant le roman Fortune carrée qu’il a décidé de mener sa vie à fond…

Je ne vais pas vous donner toutes les péripéties du tournage de ce documentaire sur l’Afghanistan. Ce serait d’une part trop long et d’autre part cela vous priverait de l’envie de lire ce récit qui est authentique, passionnant et instructif. J’ai choisi de garder trois éléments car ils me semblent importants et éclairants pour comprendre le travail de Kessel et l’âme de ce pays que par ailleurs je ne connais pas du tout.

Tout d’abord, il faut bien comprendre que ce récit doit être pris comme le reportage préparatoire au roman Les cavaliers et le making of d’un documentaire cinématographique. Je donne ces précisions car j’ai lu que certains lecteurs des Cavaliers trouvaient que Kessel n’avait pas pris le temps de prendre conscience des beautés de ce pays, qu’il ne parlait pas assez des statues de Bouddha… C’est en lisant ce reportage que l’on comprend que ces critiques sont complètement infondées car tout y est. Certes, tout ne restera pas dans le roman car les deux ouvrages n’ont pas le même but. Pour revenir aux fameuses statues de Bouddha, voici quelques lignes qui en diront plus qu’un long discours :

« Il était environ midi quand notre voiture pénétrait dans la gorge au fond de laquelle coulait la rivière de Bamyam. Alors, subitement, parut s’embraser… Cette gorge était en vérité le seuil qui convenait à la sublime vallée des divinités mortes, à cette oasis immense qui s’étalait à plus de trois mille mètres d’altitude parmi les massifs sauvages et déserts… Et, au fond de cette ouverture géante, un Bouddha veillait qui avait la hauteur d’une maison de sept étages… »

Et déjà en 1956 Kessel est obligé d’écrire : « Elle avait beau ne pas avoir de visage – les conquérants musulmans l’avaient mutilé à coup de canon – le front colossal vivait dans la pénombre et le cou et le torse et les membres géants »…

D’ailleurs, c’est à travers des ce type de remarques que l’on comprend que les haines d’aujourd’hui ne datent pas d’hier mais prennent bien naissance dans les siècles avec les tensions qui ont agité ces terres d’Asie Centrale balayées par les invasions une fois des Mongols, une autre fois des combattants d’Allah…

Le second point de ce récit que je vais garder en tête est la description d’un sport particulier excessivement populaire en Afghanistan, le bouzkachi. Il faut vous dire qu’il y a quelques semaines je ne savais même pas que cette activité sportive existait. Un reportage du journal L’Equipe donnait il y a peu la liste des sports les plus insolites. On y trouvait le bouzkachi et c’est le moment où je lisais Le jeu du roi. J’ai donc eu les descriptions de Kessel et les photographies des journalistes sportifs, ce fut parfait pour comprendre la violence de ce jeu…

Difficile d’expliquer tous les éléments de ce sport national dont Kessel vous donnera toutes les phases en détail mais, pour ceux qui n’auraient pas lu le reportage de L’Equipe, je vais vous résumer sommairement la partie en disant : imaginer une grande plaine, soixante cavaliers, une carcasse de bélier sans sa tête placée à quelques centaines de mètres, deux poteaux au loin et un cercle dessiné sur le sol devant le public… Au top départ, tous les cavaliers se précipitent sauvagement vers la carcasse qu’il faut attraper en restant sur sa monture, puis se précipiter vers le premier poteau, puis le deuxième et revenir vers le cercle où le vainqueur déposera – en fait lancera – la carcasse ou ce qu’il en restera. En effet, durant toute la partie les cavaliers s’attaquent pour s’arracher la carcasse et le vainqueur est le dernier qui l’aura eu en main et qui la mettra au cœur du cercle… Sport rude, violent et ancestral que les Afghans pratiquent comme les Espagnols la corrida… Kessel va réussir à filmer deux parties, une première en province spécialement organisée pour son film, une autre à Kaboul, plus officielle, en l’honneur du roi, d’où le titre du reportage, Le jeu du roi !

Enfin, un dernier point à mettre en exergue dans ce très bon reportage, la condition des femmes. Dès le départ, Kessel et son équipe veulent filmer des femmes afghanes. Comme c’est impossible dans les rues où elles sont voilées – ça ne date pas d’aujourd’hui – ils imaginent créer des facilités en demandant en province – plus accessible que la capitale – une cérémonie de mariage où l’on pourrait filmer une danse de femmes… C’est traditionnel et même s’ils comprennent la difficulté ils finissent par imaginer que cela va pouvoir se faire… Un gouverneur les aide, le roi donne son soutien, les ministères poussent à la réalisation de ce film qui sera un bon ambassadeur du pays… mais rien n’y fera, la séquence n’aura pas lieu.

« Réfléchissez à la révolution intérieure qu’il faudrait pour que les femmes acceptent de se montrer, le visage nu, devant vos appareils énormes, entourés de nous tous… »

Mais ce ne sont pas les femmes qui refusent, ce sont des « saints » hommes qui prennent la décision pour elles…

Voilà, je vais m’arrêter ici en vous conseillant de prendre le temps de lire ce texte que j’ai beaucoup aimé et qui montre le talent de Joseph Kessel, grand reporter littéraire que l’on devrait relire plus souvent pour comprendre le monde d’aujourd’hui…