Une enquête au pays
de Driss Chraïbi

critiqué par Romur, le 6 avril 2013
(Viroflay - 50 ans)


La note:  étoiles
Où deux Maroc se rencontrent...
L’inspecteur Ali accompagne son chef Mohammed pour une enquête dans un village misérable du Haut Atlas. La chapitre d’ouverture campe les personnages et donne le ton du livre : humoristique, irrévérencieux, critique à l’encontre du système administratif et social marocain qui déracine des hommes du peuple comme l’inspecteur Ali pour en faire des chefs.

Le chef, citadin, fier de sa qualité de chef, de la parcelle d’autorité qu’il détient, de sa nourriture évoluée (des conserves venus de pays hautement civilisés) et hostile à l’égard des « insectuels ». Ali, issu d’une famille misérable, a gardé le sens des traditions, le souvenir des règles de savoir-vivre dans les tribus berbères. Il cache au mieux son esprit critique et sa sensibilité ironique pour ne pas avoir d’ennui avec son supérieur.
Mais face à ces paysans frustres, dans ce désert de roches, sous ce soleil de plomb, Ali est l’intermédiaire indispensable pour un chef qui perd pied malgré ses grands raisonnements, « le sentiment dramatique de sa propre importance » et ses vaines colères.

Les descriptions sont vivantes, la psychologie des personnages ne tombe pas dans la caricature mais est suffisamment appuyée pour que les interactions entre eux soient savoureuses. Ni le chef ni Ali ne sortiront indemnes de cette enquête au (fin fond du) pays... Je vous laisse découvrir la chute !
En pays berbère … 8 étoiles

Mais que s’est-il passé entre l’écriture de « Une enquête au pays » (1981), première apparition de l’inspecteur Ali, et « Une place au soleil » (1993), critiqué sur ce site, toujours avec l’inspecteur Ali ? Que s’est-il passé ?
Rien, absolument rien à voir entre le Ali de « Une enquête au pays » et celui de « Une place au soleil » ! Idem au niveau de l’écriture, de l’ambition et des intentions !
Autant dans cette « enquête au pays », on comprend entre les lignes une réflexion poussée sur la dichotomie terrible entre le marocain urbain et le marocain rural ou montagnard, à tout coup berbère, autant c’est vulgarité et inanité dans « Une place au soleil ». Que s’est-il passé ? Il faudrait que je lise un chaînon manquant, tel « L’inspecteur Ali », qui date de 1991 …
Mais là n’est pas le sujet ici puisque c’est de « Une enquête au pays » qu’il s’agit.
Beaucoup d’émotion pour moi puisque ce roman a été écrit en 1981, année durant laquelle j’officiais au Maroc, jeune enseignant de Physique-Chimie, au pied du Moyen-Atlas, pas encore en pays berbère mais plus non plus en Maroc urbain. Beaucoup d’émotion puisque les préoccupations de Driss Chraïbi dans ce roman recoupent nombre de mes observations et questionnements de l’époque … Là, manifestement l’action se déroule de l’autre côté de l’Atlas, sur son versant oriental puisqu’il y est question de la frontière avec l’Algérie – ou plutôt de la non-frontière puisqu’à l’époque (maintenant je ne sais plus …) les frontières n’étaient pas matérialisées sur les cartes disponibles. Ce n’était pas vraiment le grand amour et l’affaire du Sahara Occidental avec le soutien de l’Algérie au Front Polisario envenimait passablement les choses …

« Le chef de police arriva au village par un midi de juillet. Entre les hauts plateaux et les contreforts de l’Atlas, le ciel était blanc, flambant de milliards de soleils. Le chef était dans une petite voiture ordinaire, sans signe distinctif, sirène ou lumière à éclipses sur le toit par exemple. Il était en mission secrète et il tenait à l’anonymat. Au-dessus de lui, il y avait une pyramide de chefs, qui lui étaient inconnus pour la plupart, même de nom. Mais les ordres étaient les ordres.
…/…
Il arrêta sa voiture sur la place caillouteuse du village, coupa le contact, poussa un soupir, écarta du doigt son col humide et donna un vigoureux coup de coude à son compagnon de voyage, l’inspecteur Ali, dont la tête reposait tranquillement sur le tableau de bord. »

Voilà la toute première apparition de l’inspecteur Ali et l’entrée du roman.
Soit un chef de police, népotique, complètement imbu de sa personne et saoul de son pouvoir et son inférieur hiérarchique, à la personnalité floue dans ce roman, pragmatique certes mais aux convictions … absentes. Un des termes principaux de l’équation de ce roman, c’est que tous deux – et particulièrement le chef – se retrouvent « hors-sol », hors la sécurité d’un bureau dans un bâtiment de police, hors la toute-puissance qu’ils peuvent y éprouver.
Et dans ce village, c’est peu de dire que l’autorité officielle n’est pas reconnue – ou alors à sa juste valeur, c’est-à-dire autoproclamée et passablement corrompue. Le chef de police va avoir très fort à faire et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il va s’y prendre de travers, l’inspecteur Ali, avec pragmatisme, tentant d’arrondir les angles.
Driss Chraïbi se livre ainsi avec subtilité – c’est qu’au moins en 1981 il ne faisait pas bon pour les Marocains d’avoir l’esprit trop critique vis-à-vis de l’autorité – à une charge en règle contre le népotisme, l’incompétence et la suffisance de cette autorité policière. Il nous décrit aussi la misère de la population rurale, montagnarde, méprisée, négligée, et qui doit se débrouiller avec les moyens du bord. Et … l’efficacité est au rendez-vous !
On ne saura pas au bout du compte quelle était la mission secrète confiée au chef de police qui ne l’expliquera à aucun moment à son subordonné, ni qui avait bien pu la lui confier, mais l’essentiel n’est pas là. Il ne s’agit en aucun cas d’un roman policier mais bien d’un roman de mœurs.

Tistou - - 67 ans - 3 janvier 2015