Le Mal propre : Polluer pour s'approprier ?
de Michel Serres

critiqué par Gregory mion, le 5 avril 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Heal the world.
Porteur d’un engagement réel envers la planète, Michel Serres est probablement, en ce moment, la voix philosophique la plus pertinente sur les questions écologiques ou sur les conditions de possibilité de ce qu’il appelle une « cosmocratie » (p. 74). De façon rhétorique, on se demande parfois ce que peut la philosophie, et l’on obtient souvent pour réponses quantité de digressions décevantes, croulant tantôt sous le spectre d’un l’habitus universitaire, tantôt sous le fantasme d’un peuple archi-penseur qui attendrait le philosophe comme le messie. La confusion des enjeux universitaires et publics a contribué à noyer la philosophie derrière un aspect trompeur : on a tendance à en faire un médicament générique, lequel vous soignerait contre la déception amoureuse, contre la pauvreté, contre la fatalité, bref contre toutes les calamités modernes imaginables, si bien qu’au lieu de raisonner en profondeur, on sollicite des « philosophes de service » qui font moins ce que l’on attend d’eux (enseigner par exemple) que ce qui leur permet de moissonner des champs davantage lucratifs. Au milieu de cette cacophonie philosophique, la voix de Michel Serres accorde à la philosophie une mission sinon plus modeste, du moins plus indispensable : reconquérir un partenariat avec la planète en nous dépossédant d’un monde abusé matériellement (pollution dure des déchets) et d’un monde abusé linguistiquement (pollution douce des messages à caractère avide). Rudesse et douceur d’un empiètement planétaire, donc, voici les ennemis désignés par Michel Serres, les adversaires de son argumentation depuis la proposition d’un contrat qui peine à trouver les éléments positifs d’une ratification : le CONTRAT NATUREL.

Dans ce texte vif qui n’est ni plus ni moins qu’un énième manifeste (à croire que les gens lisent trop de psycho-philosophie de grande surface et qu’ils ne s’intéressent que tardivement aux textes forts), M. Serres établit les bases d’une demande philosophique récente : que signifie habiter ? Si l’on se réfère aux lieux fondamentaux de l’humanité, on recense trois places fortes de l’être : l’utérus, le lit et le tombeau (p. 13). D’abord un intérieur tiède, ensuite un horizon reposant et reproducteur, enfin une platitude éternelle. Parmi ces lieux, il y a l’éminence du fondement, l’endroit d’où proviennent les premiers vagissements : le vagin – du latin « locus », qui donnera le « lieu ». C’est le commencement de l’habitat, le seul à vrai dire dont on ne puisse pas être expulsé pendant les neuf premiers mois de la vie. Ensuite la situation se complique un peu. Dans la mesure où « habiter » s’amalgame à l’action d’un « avoir » (p. 11), il ne va pas de soi que chacun aura un lit et un tombeau. Ceux-là, ils deviendront des sans domicile fixe, puis éventuellement des indigents qu’on accumule à la fosse commune. Ces expulsions à contretemps ne choquent presque plus personne. Puisque les messages de la pollution douce valorisent l’appropriation illimitée de l’espace, on ne se plaindra pas que certains soient disqualifiés, quelquefois même avant d’avoir participé au jeu de l’occupation générale. On vous a dépossédé avant que vous n’ayez même été propriétaire de quoi que ce fût ? C’est tant pis pour vous, vous n’aviez qu’à écouter les messages, vous n’aviez qu’à entendre la rumeur des haut-parleurs. Vous n’aviez pas de télévision ou de radio pour cela ? Alors c’est que vous ne méritiez vraiment pas d’avoir quelque chose.
M. Serres insiste sur le fait que Rousseau, dans son célèbre Discours sur l’Inégalité, s’est fourvoyé dans une fable naïve. Selon Rousseau, la propriété a été inventée par un individu intrépide qui aurait enclos une parcelle de terre avant de déclarer : « Ceci est à moi ». Mais l’enclos est une frontière trop matérielle. Il y eut d’abord les « traînées sanglantes » (pp. 18-20) des religions archaïques. Le sang versé sur la terre circonscrivait le territoire du temple ; les hécatombes se multipliaient dans des lieux littéralement appropriés afin de satisfaire les divinités. En d’autres termes, la propriété se marquait par le sang versé. Une maison des dieux valait bien des torrents de sang. Du reste, le fluide sanguinolent est beaucoup moins matériel qu’un enclos. Quiconque osait profaner un temple devenait sur le champ un « sang impur ». On le violentait alors plus durement qui si on l’avait mis derrière les barreaux d’un enclos…

On aboutit par conséquent à un besoin d’adoucissement, à une demande pré-philosophique : comment habiter simultanément le terrestre et le céleste sans verser trop de sang ? Le christianisme apporta ses réponses (pp. 21-22). La terre se métamorphosa : de sanguinolente, elle devint « sainte ». Le sang christique, réévalué dans le vin et l’eau, accomplit une transsubstantiation décisive. Par ailleurs, à travers le vocable de la sainteté terrestre, on pressent l’expropriation de la souillure et le comble d’un hygiénisme omniprésent dans nos sociétés actuelles. Désormais, si vous voulez salir, vous devez payer (exemple de la chambre d’hôtel qu’on s’empressera de nettoyer lors de votre « check-out »). Si vous ne pouvez pas payer pour salir, vous êtes prié de garder vos saletés pour vous, loin des épicentres urbains de préférence. On voit donc parfaitement la continuité entre les souillures inaugurales (le sang des hécatombes) et les souillures dorénavant payantes (la chambre qu’on salit, le vagin éclaboussée d’une prostituée, etc.) : c’est par l’intermédiaire d’un acte pollueur que s’érigent les fondations de la propriété. Nous sommes assez loin de l’idée de clôture rousseauiste.
L’autre adoucissement, plus récent que le christianisme, concerne la disparition progressive de la vie rurale. Puisqu’on laboure de moins en moins la terre (acte dur en soi), on apprend à exister en fonction des douceurs que nous fournit l’urbanité. M. Serres résume très bien la situation : d’un contact rude avec la Nature, nous sommes arrivés au stade de la douceur culturelle des signes (p. 26). Cela pointe une transformation de la nature de nos déjections. Auparavant, il fallait verser du sang pour établir un acte de propriété – on faisait pisser le sang aussi bestialement que peut pisser le tigre – la figure du tigre, soit dit en passant, ouvre le manifeste, après quoi elle fait retour dans une fable tragiquement désopilante. À présent, le sang a été remplacé par de l’encre. Et cette encre, elle sert à signer des contrats, à fonder des droits de propriété. La signature élabore les coordonnées d’un lieu habitable, cependant cet endroit que l’on habite est de plus en plus soumis à l’impermanence. M. Serres souligne en effet un état graduellement passager de la nature humaine, en quoi il indique la réalité d’un statut extrêmement locataire. Nous sommes en location plus que nous n’habitons. La preuve en est, assurément, que même le cimetière s’est mué en une communauté d’appartements renouvelables. Le lit qu’on a souillé de notre vivant, celui qu’on a payé à crédit ou en vacances, on doit le repayer dans le tombeau. Les contrats obsèques ne sont rien d’autre que de la pollution douce, encore que, le lecteur n’est pas dupe, il commence à comprendre que la douceur est d’une redoutable dureté ! Signez en bas à droite s’il vous plaît, alors vous pourrez reposer en paix, en bas à droite du caveau familial. Au Canada, on peut même entendre dans une publicité : « Ne soyez pas un poids pour votre famille, souscrivez à l’assurance obsèques ».

Dès lors, c’est la notion même de frontière qui se trouve questionnée, et elle ne concerne plus spécifiquement les seules délimitations géographiques (espace de vie/nulle part de pauvreté, temps prétendument harmonique du citadin/temps prétendument chaotique du rural, etc). Ainsi, une frontière, peut-on encore dire qu’elle s’incarne avec un enclos ou une douane ? On aurait tort de croire que ce sont là les représentations par excellence des frontières dures. La multiplicité des moyens d’inviter ou d’exclure a changé la frontière en un genre d’ULTRASTRUCTURE (p. 46). M. Serres propose une frontière que l’on pourrait appeler franche : c’est la frontière qui vous exclut d’emblée, c’est, mettons, la puanteur incommensurable de la décharge publique de laquelle aucun promoteur immobilier n’osera jamais s’approcher. Puis il existe la frontière qu’on nommera insidieuse : c’est celle qui vous donne le sentiment de vous inviter, c’est un lieu qui respire l’hospitalité alors même que son haleine est chargée de vices – ce sont les messages abêtissants, les sophismes de la publicité. Autrement dit la pollution dure incarne une frontière nette tandis que la pollution douce suppose une frontière sournoise.
Le premier type de pollution témoigne d’une appropriation du monde physique – telle ou telle usine déverse sa merde dans telle ou telle rivière, faisant passer le message que cet endroit est marqué par une claire appartenance. Vous crachez dans la soupe, elle est à vous, personne n’en voudra plus. Quant au second type de pollution, celle qui s’exprime dans la douceur, elle s’approprie le monde global (p. 53). C’est la pollution du « dumping » publicitaire qui se met dans la capacité de conquérir le plus lointain des auditeurs. La télévision porte bien son nom (voir de loin), elle est apte à influencer le plus minable des appartements d’une banlieue paupérisée, logée au cœur d’un pays aux frontières terrestres oubliées. La télévision met ainsi l’espace en joue, donnant l’intuition que l’espace physique doit céder sa place à l’espace global, c’est-à-dire, en définitive, l’espace physico-mental – en l’occurrence l’homme en tant que corps et en tant qu’esprit, devenu matière objective et cerveau disponible. On ne veut donc plus seulement conquérir ce que l’on voit autour de soi, on veut s’approprier le monde entier. Les grandes fortunes du monde, soutenues par la pollution douce et la pollution dure, s’approprient l’ensemble des espaces viables, si bien que la croissance de l’appropriation redéfinit la propriété dans un espace ontologiquement illimité (p. 67). En pareilles circonstances, peut-on dire que l’on habite quelque part ? Que signifient « avoir » et « être » ? C’est que le droit de salir, paraît-il, a complètement dépassé les bornes (p. 72).
Pour vaincre l’hypertrophie de la saleté « appropriée », Michel Serres rappelle les sages modalités du contrat naturel (p. 83-86). Nous ne les répèterons pas puisque nous les avons déjà redites dans d’autres critiques. En revanche, ce que nous voulons mettre en surbrillance, c’est l’idée simple d’un petit enclos qui protègerait un jardin (p. 87) dans lequel puisse se cultiver l’esprit cosmocratique du contrat naturel. M. Serres avoue faire du Rousseau, à ceci près que cette fois le jardinier, derrière son enclos, ne dira pas que le jardin lui appartient, il affirmera plutôt que cela lui est amplement suffisant pour exister. Aussi, en guise de geste philosophique, il convient de penser non plus l’appropriation globale, mais la lente et nécessaire décolonisation des lieux saturés (p. 81).