Le spectateur condamné à mort
de Matéi Visniec

critiqué par Pucksimberg, le 29 mars 2013
(Toulon - 44 ans)


La note:  étoiles
Un pauvre spectateur sacrifié sur l'autel de l'absurdité
Pièce écrite sous le règne de Ceaucescu en 1984, elle renouvelle le genre. Cette pièce est une scène de procès, plutôt une parodie de scène de procès. Un spectateur est condamné par ce tribunal d'un nouveau genre et doit subir un interrogatoire acharné. On peut imaginer la gêne qu'il peut régner dans la salle si les comédiens choisissent réellement un pauvre spectateur !
Juge, procureur, greffier, chacun y va de sa remarque. S'enchaînent ensuite les nombreux témoins, membres du théâtre : l'homme qui déchire les billets, la vestiaire, la serveuse du buffet, le metteur en scène, l'auteur ... C'est du théâtre dans le théâtre. On y perd ses repères !

Cette pièce hybride mêle les genres et les registres. On pense parfois à Ionesco pour l'absurde, à Kafka et à Camus pour les scènes de procès et la critique qui les accompagne. Matei Visniec nous transporte dans son imagination assez impressionnante. Ce qui peut aussi décontenancer le lecteur/spectateur est que l'on arrive à confondre la réalité avec la fiction. Le choix des décors intègre les spectateurs dans ce procès comme si l'on jugeait réellement l'un d'entre eux. On assiste passivement à cette condamnation sans se révolter. Et puis quel culot ! Le pauvre spectateur qui paie sa place devient la victime de cette oeuvre délirante.

Si l'on s'y penche de plus près, cette pièce dénonce le système judiciaire, les jugements arbitraires ... L'on y sent aussi une critique des hommes passifs n'osant s'insurger et par là même cautionnant cette répression ou du moins la laissant agir. La mise en accusation de ce spectateur crée un certain malaise chez le lecteur. Sans doute Visniec évoque-t-il des procédés qu'il a pu rencontrer en Roumanie ...

Ce type de pièces de théâtre interroge, ne se livre pas à la première lecture. L'arrivée d'un clochard aveugle bouleversera les codes et précipitera une fin pour le moins surprenante.

Un auteur à découvrir, fortement apprécié au festival d'Avignon (off )
Une pièce politique jouant sur les ressorts du théâtre dans le théâtre, avec un humou noir et caustique 10 étoiles

Comme le dit plus Pucksimberg dans sa critique principale, gare à vous si, en allant voir cette pièce, votre billet vous fait asseoir sur le mauvais siège… Les projecteurs se braqueront sur vous et vous exposeront à la vindicte d’un tribunal vindicatif au jugement plus que sommaire. Sur scène, le juge, le greffier, le procureur et l’avocat de la défense vont, au nom du respect de la procédure judiciaire, rivaliser d’éloquence (notamment l’avocat dont les plaidoiries suscitent l’enthousiasme de l’accusation !) et de rigueur pseudo-scientifique pour, à travers les interrogatoires successifs des personnels du théâtre, condamner un spectateur anonyme aux apparences trop honnêtes pour ne pas être coupable de quelque chose, qui n’est jamais clairement défini… D’exister peut-être ? La pièce commence ainsi :

(Le procureur, le juge et le greffier, immobiles et le regard figés, attendent que les spectateurs prennent place. Quand la salle se calme, le procureur commence fébrilement).
Le procureur : Mesdames et messieurs, il y a un criminel parmi nous !
Le juge : Monsieur le procureur ! J’attire votre attention sur la procédure. Personne ne peut être considéré comme un criminel tant que le crime n’a pas été prouvé.
Le procureur : Il n’y a rien à prouver. On lit toujours le crime sur le visage du criminel.
Le juge (frappant avec un petit marteau) : J’attire votre attention sur le fait que la procédure est obligatoire.
Le procureur (indiquant le spectateur accusé) : C’est lui le criminel !
Le juge : Je vous interdis de parler comme ça devant le public !
Le procureur (au public) : Regardez-le, regardez son visage… Cet homme doit mourir ici, ce soir, écrasé comme un insecte ! Messieurs, ne soyez pas dupes !
Le juge (frappant plus fort) : Silence !
Le procureur (fou) : A quoi bon perdre son temps ? Qu’on le tue et qu’on rentre chez soi !
Le juge (au greffier) : Qu’est-ce que c’est que ce désordre ?
Le procureur (au public) : Je vous en conjure, liquidons-le ! Ca n’a pas de sens de bavarder toute la soirée. (Au spectateur accusé) Debout, espèce de bête !
Le greffier (au juge) : Je ne sais pas. Il a perdu la tête.
Le procureur : Ici ! Maintenant ! Je vais le tuer de mes mains. Qui est d’accord ? (parmi les spectateurs). Qui est d’accord ? Levez la main ! Levez donc la main !

Comme toujours chez Matéi Visniec, le ton mêle une logique absurde avec un humour redoutablement corrosif qui joue sur plusieurs registres et permet plusieurs niveaux de lecture.

Tout au long de ce procès joué d’avance puisque la culpabilité ne fait aucun doute (il s’agit juste de la démontrer pour respecter la procédure !), l’accusation traque, dans les réponses apportées par les personnes interrogées, le moindre détail suspect dans les attitudes et les gestes du prévenu, sur lequel ils ont visiblement accumulé un dossier volumineux. Tout est passé en revue (jusqu’à sa façon insupportable de cligner des yeux !) et tout le monde est convoqué, de la jeune femme qui tient le vestiaire à l’homme qui attend dans la rue la fin de la représentation pour raccompagner sa femme venue voir la pièce… Ce faisant, et après plusieurs rebondissement à la fois tragiques et loufoques (menace d’évacuer la salle, vaine tentative d’exécution, etc.), les personnages prennent conscience que le spectateur anonyme qu’ils sont en train de juger n’est pas différent des autres spectateurs massés dans le public qui les observe et qu’en conséquence, tout le monde porte sans doute un secret coupable qu’il convient de démasquer :

Le juge : Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui le pousse au crime ?
Le procureur : C’est le silence.
Le juge : C’est sûr ?
Le procureur : C’est le silence de son âme, le calme de son front et la somnolence de ses yeux et toute cette apparence de bon père de famille, cet air parfait de citoyen respectable… Tout ça pue le crime.
Le juge, tremblant : Alors nous sommes foutus.
Le greffier : Mais pourquoi ?
Le juge : Mais regardez donc dans la salle. Ce sont tous des citoyens respectables. Ils ont tous l’air tranquilles, ils sont tous rangés.
Le procureur : C’est pour ça alors que j’étais si mal à l’aise.
Le greffier (crispé) : Ne les faisons pas enrager.
Le juge : Des dizaines de des dizaines de pères de famille… Ou que nous regardions, de bons regards… Seulement le silence… Le silence et le calme.
Le défenseur : Une bande de criminels !
Le greffier : Foutons le camp !
Le défenseur : Jugeons-les.
Le greffier : Mais ils peuvent nous sauter dessus d’un moment à l’autre.
Le procureur : C’est ça, ils ont soif de sang. Ils peuvent se jeter sur nous et nous piétiner.
Le défenseur : On ferait mieux de se tirer. Chaque individu qui se tait de cette manière est un criminel.

Face à l’audience, les personnages se découvrent peu à peu des ressemblances avec la foule et semblent soudain s’interroger sur eux-mêmes, comme s’ils réalisaient qu’ils ne faisaient que jouer un rôle, que ce soit ici sur scène ou dans leur vie… Inquiets et pris d’une frénésie d’interrogatoire, ils multiplient les témoins en même temps qu’ils s’interrogent mutuellement comme pour se confesser. Au théâtre, le thème de « la pièce dans la pièce » n’est plus vraiment original mais Matei Visniec pousse ici le mécanisme à son paroxysme avec une fin délirante, où le metteur en scène est convoqué et sommé de s’expliquer puis c’est l’auteur lui-même qui finit traîné sur scène, attaché et bâillonné, pour comparaître devant ses personnages courroucés et dépassés par ce qu’ils ont déclenché. Toute la ville semble bruire de rumeurs et être devenue folle, comme si le procès avait quitté le théâtre pour gagner les rues d’où surgit un mendiant aveugle, qui soliloque et divague. Les didascalies décrivent une fin très visuelle et une chute en apothéose surréaliste, à la fois onirique et presque métaphysique…

Le texte de la pièce se lit très aisément grâce à son ton vif, son rythme trépidant et son humour caustique. Elle contient de nombreux rebondissements et des effets visuels qui donnent véritablement envie de se fondre dans le public lors d’une représentation. Je pense que la fin, qui repose beaucoup sur les éclairages, doit faire très forte impression, un peu comme dans « Le roi se meurt » d’Eugène Ionesco.

Il n’est pas anodin de noter que la pièce a été écrite en 1984 en Roumanie mais n’a pu être montée avant 1992. Elle révèle, par la mise en abîme de la salle et la scène, les mascarades de justice commises par un pouvoir arbitraire, le jeu trouble de la foule, dont la passivité s'apparente à de la servitude volontaire mais dont les forces latentes terrorisent les détenteurs du pouvoir…

Eric Eliès - - 49 ans - 16 octobre 2016