Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde
de Michel Serres

critiqué par Gregory mion, le 6 mars 2013
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Man in the mirror.
Un nouveau carré ontologique de la culture est exposé par Michel Serres. Quatre visions du monde (pp. 9-10) reconstituent un engrenage de relations qui donne naissance à une « mappemonde » illimitée. Cette cartographie neuve est très éloignée d’un découpage classique déterminé par la géographie physique ou politique. Cette nouvelle configuration mondiale dépeint des spécificités culturelles qui, loin d’apparaître isolées les unes des autres, n’en sont que plus intimes une fois qu’on les comprend en les mettant en relation. Ces quatre visions sont les suivantes : 1/ l’animisme, où l’âme est au principe de tous les êtres, ceux-ci se distinguant par des corps originaux ; 2/ le naturalisme, où l’âme est le reflet exclusif des humains, une sorte de vie intérieure qui projette des différences sociales entre des corps apparemment identiques ; 3/ le totémisme, où les disparités humaines reposent sur ce que nous enseigne les espèces animales ou florales, où il arrive parfois qu’un être humain soit mis en correspondance avec un animal ou un végétal ; 4/ l’analogisme, où le vertige de la connaissance prédomine parce que toute chose existante est considérée comme différente, ce qui entraîne logiquement une infinité de relations possibles.
S’adossant à ce quadrilatère culturel, l’auteur fait le rêve éveillé d’une constitution du monde entièrement rénovée, davantage orientée vers l’invention que vers la répétition. La pluralité des représentations culturelles devrait en principe proscrire le phénomène d’autoreproduction des savoirs, pourtant si dramatiquement entretenu à l’Université (p. 13). En pareil contexte, l’apparition de la nouveauté s’annonce comme une « altérité qui foudroie le mimétisme ». Il est en ce sens conseillé de tester les raisons suffisantes par des contenus intempestifs. Le créateur authentique serait donc un individu susceptible de renverser la persévérance des modèles épuisés. Venu de la plus imprévisible extériorité, ce créateur éventuel est par nature un point de perforation sur la culture dominante. Ce créateur encore innommable a compris que la traditionnelle séparation Nature/Culture ne produit aucune nouveauté – la sujétion de la nature par une culture ne fait qu’introduire un trop-plein de rationalité, empêchant d’une part le renouvellement d’un état d’esprit, et rendant d’autre part très difficile, au fur et à mesure de la consolidation d’un modèle, la perception de certaines perméabilités décisives et profitables. Tout au plus cette coupure Nature/Culture informe-t-elle d’un « roman de physique », tel que Leibniz en fit le reproche posthume à Descartes (p. 112). Or ce à quoi s’intéresse l’ambitieux périple culturel de M. Serres, c’est à la richesse de l’exotisme, seule façon de parvenir à redynamiser le vieux carré culturel que voici : schémas / principes / classes / exception de l’expertise (p. 121). Après avoir été passé au crible des quatre visions, voici à quoi ressemble le nouveau carré : paysages / récits / individus / multiplicité de l’information.
Ni plus ni moins, il s’agit encore d’une autre manière, pour l’auteur, de cerner la fonction d’un état d’hominescence chargé de nouvelles responsabilités, mises au jour grâce à l’influence de cultures qui ne remplissent pas un rôle « d’artefact pédagogique » ou d’invariant représentationnel pratique. Ce sont par conséquent des cultures qui visent des réserves de différences en vue de saturer le gabarit culturel standard. S’entendre là-dessus, à savoir réentendre au minimum les singularités de la Nature, c’est rendre viable l’élaboration d’une culture générique qui rapprocherait les humains des choses du monde, une culture à la souche quadruple (totémiste, animiste, analogiste, naturaliste) qui nous inciterait à la compréhension de ce que dissimule l’application d’un « contrat naturel ».

S’agissant du totémisme, il réside à la base de nos volontés classificatrices. La botanique de Théophraste a donné le signalement des « caractères » institutionnels de la Cité, la probité de l’une ayant pressenti la disposition des autres, ce que n’oubliera pas La Bruyère à l’heure de revenir sur la nouvelle caractériologie du monde, mentionnant la double qualité de son antique prédécesseur. De l’organisation naturelle (botanique) à la nature du politique (les caractères mondains des individus urbains), il ne semblait y avoir entre les deux qu’une petite passerelle à franchir, qu’un filigrane à trancher par la suite, mais que le totémisme choisit d’apprécier comme les deux faces d’une même matière. Aristote, le maître de Théophraste, n’a vraisemblablement rien fait d’autre quand il est passé d’une étude des animaux à la confection d’un « état civil ». Faute de posséder les outils modernes qui ont fait la joie postérieure des entomologistes comme Swammerdam, la chasse logique déployée par les langages aristotéliciens vis-à-vis des animaux a collatéralement fixé quelques idées centrales sur la nature humaine. Parmi ces idées, on retiendra l’obligation d’un fréquent renouvellement des chefs politiques compte tenu de notre capacité intrinsèque de corruption. Au XVIIème siècle, La Fontaine a mis en scène les animaux pour mieux resserrer les caractères humains, lui aussi reprenant un flambeau antique, en l’occurrence celui d’Ésope. Ainsi « les Fables totémisent le chaos social en vue, justement, d’y mettre l’ordre ou le classement évidents des vivants » (p. 22). Les caricatures, quant à elles, associent non sans astuce les profondeurs de comportement humain à tel ou tel système de la flore ou de la faune – qui n’a pas en tête les amusantes faces piriformes de Daumier ? Ce faisant, la fabrique inépuisable de totems est productrice de sens, en quoi M. Serres se souvient de ses années de scoutisme où l’on adjoignait volontiers le nom d’un animal à celui d’un camarade, un peu comme Milou paraît incarner le totem inamovible de Tintin.
Le totémisme se rattache cependant à une culture sauvage qui a suscité la méfiance de nos cultures civilisées. Ancrés dans un complexe exclusif de perception, nous n’avons cessé de différer le contrat naturel en repoussant toute forme de dépaysement cognitif. La société urbaine s’attachait exclusivement à défendre l’urbanité, reprochant en quelque sorte à la nature d’être insuffisamment civilisée ! (p. 35). Il en est allé de même au cours de toutes les époques de la modernité depuis que nous avons aménagé les villes. Nous sommes passés à côté du « Grand Récit » du monde, œil muselé et oreille bouchée, enclins à nous durcir au lieu de nous adoucir, animaux hétérotrophes fort différents des espèces autotrophes qui respirent la lumière, chênes qui ont cependant fini par rompre alors que les roseaux ont résisté au symbolique tiers naturel de la fable : le Vent. C’est constamment la même histoire qui préoccupe M. Serres : nous n’existons que de façon duelle, nous oublions les tiers ou les tierces personnes, nous accumulons des tiers-exclus. Plutôt que d’encadrer les différences, plutôt que de les faire se rapprocher, se relier ou se comprendre, nous recréons au lieu de créer, nous répétons au lieu de découvrir. Nous avons ainsi réduit le potentiel d’affabulation de l’Autre. De l’Autre, nous avons escamoté son caractère positif de démembrement, son aptitude à fragiliser nos certitudes pesantes, comme si nous avions mis la nature en demeure, comme si nous lui avions annoncé qu’elle n’avait plus aucune surprise en réserve. Dans ces conditions d’intransitivité, l’autre peut bien rester un moins que rien, hors de portée de nos sens. Que celui qui dérange les confortables pensées passe son chemin ! Qu’il ne vienne surtout pas mettre en exergue des injustices, nous les préférons à la guerre civile qui s’ensuivrait si par malheur on s’apercevait des dégâts réels ! Une paix est chaque fois factice, toutefois elle est ce que nous avons de mieux en boutique, tant pis pour nous, au diable l’idée saugrenue d’un contrat naturel !
Parmi ces remarquables silences insinués par l’hygiène réconfortante du quant-à-soi, l’animisme, après le totémisme, suppose une conduction entre le Même et l’Autre. Par ses composantes, le totémisme inspirait des méthodes fructueuses de classement ; voilà que l’animisme nous pousse à la relation, en direction des grands récits et d’un tempérament évolutif (p. 146). De nouveau, M. Serres revient à La Fontaine, plus précisément à sa fable « Le Loup et l’Agneau » (pp. 52-55). On entre dans le discours du loup qui se développe comme un « long plaidoyer destiné à montrer à sa victime à venir le bien-fondé rigoureux de sa chasse. » Rigueur, justification, contenu, ce sont autant d’éléments qui composent la « raison du prédateur », autant de preuves tangibles que des relations presque cordiales peuvent s’établir entre le chasseur et sa proie. La fable, sous son air anodin, ouvre le champ de la responsabilité des actes. Mieux : elle introduit un lien de causalité durable au sein même d’un rapport de destruction. Peut-être est-ce là une solution pour raisonner sur les violences dites asymétriques, où l’on semble tout le temps privilégier l’antagonisme de deux incompréhensions à jamais campées sur leurs positions respectives, incommunicables à tout autre qu’elles-mêmes.
Ainsi calibré, l’animisme est une culture qui combine des symétries ; c’est une direction de pensée qui cautionne une idée de la domestication douce, entamée au préalable avec le totémisme. L’animiste ne surestime pas une partie au détriment d’une autre, tout au contraire pense-t-il une concordance, un appel d’air, un intervalle, bref il prépare une ouverture et un déploiement de « l’ensemble des religions, c’est-à-dire des conduites de la relation (re-ligare) » (p. 80). En conséquence, nous allons irrémédiablement vers l’analogisme qui ne craint pas le vertige des choses disparates parce qu’il cherche à établir des isomorphies, quitte à se tromper dans sa besogneuse inclination au rapprochement. Peu importe. Au final, nous recommencerons, nous continuerons de songer à de nouvelles perspectives, à emprunter d’autres chemins, d’autres méthodes. L’analogie avertit le sujet naturaliste : ce n’est pas en divorçant avec la Nature qu’on inventera une culture fortifiée. L’optique d’une culture créatrice consisterait à essayer de prendre appui sur la validation d’un monde-sujet en face duquel le sujet-humain n’hésiterait plus à interrompre son objectivité. Nous entendrions alors des choses la matière intime de ce qu’elles veulent exprimer. Partant de là, nous entrerions dans l’ère révolutionnaire d’une culture sans écriture et d’une nature avec écriture (p. 119). Puisque le monde sait écrire, apprenons à le lire par l’intermédiaire des pensées qui l’ont accueilli depuis longtemps et dont nous n’avons guère reconnu le génie, sinon occasionnellement lorsque les philosophes, les savants et les écrivains nous ont déroutés, nous indiquant des méthodes au fond desquelles nous n’avons pas osé poursuivre l’itinéraire jusqu’au bout.