La Nuit Morave
de Peter Handke

critiqué par Lectio, le 5 mars 2013
( - 74 ans)


La note:  étoiles
nuit et brouillard
Quelques cailloux jetés contre les volets, une brève sonnerie sur les téléphones portables, voilà comment un auteur qui a cessé d'écrire depuis une dizaine d'années convoque de nuit quelques amis sur une péniche amarrée sur la Morava (affluent du Danube avec la Serbie sur sa rive droite et la Moravie sur sa rive gauche). Dans cette nuit sombre et inquiétante le chemin n'est pas facile pour rejoindre le bateau. Cette histoire nocturne n'est ni construite ni structurée. C'est le récit d'une fuite, d'une errance à travers les Balkans, l'Europe de l'Ouest, de lieux nombreux aux contours incertains entre réalité, imaginaire et poésie. C'est le récit d'une construction de soi entre inquiétude, solitude, peur et violence. C'est le questionnement, celui du narrateur et celui des invités inconnus et l'hésitation pour trouver le mot juste et finalement laisser le lecteur choisir. Souvent j'ai eu l'envie de quitter la péniche, son ambiance lourde et inquiétante, ses hésitations et questions interminables. Et je suis resté. Il n'est jamais aisé de parler intimement de soi. Magie de HANDKE, de ses mots travaillés, ciselés, choqués, de son écriture à la fois si savante et opaque. Ce livre est l'un des premiers après une longue absence (disgrâce ?) de HANDKE due à ses positions contre l'indépendance de la Slovénie (1991) et surtout à son soutien, contre l'Europe entière à Milosevic (1996). LA NUIT MORAVE est sa façon de nous parler de sa longue solitude, des ses errances, de ses silences. Parcours d'un homme désenchanté, enfant sans père à jamais rebelle.
De l'art de raconter un voyage 7 étoiles

Pour une première rencontre avec l’écriture de Peter Handke, j’avoue que ‘La Nuit Morave’ m’a laissé perplexe. Techniquement je l’ai trouvé étonnant pour ne pas dire fascinant. Pourtant j’ai lu ce livre avec l’impression constante d’approcher sans jamais arriver à ‘rentrer’ dans l’histoire, tandis qu’en parallèle, je n’ai eu de cesse de m’interroger sur le sens de la démarche de l’auteur.

Parce qu’il faut bien le dire, il ne s’agit pas d’un roman dans le sens habituel du terme, mais bien d’un exercice, d’une exploration, bref, d’une démarche littéraire dont le résultat ne se laisse pas facilement appréhender.

Par une nuit de printemps, un groupe d’hommes, amis, collaborateurs, confrères et autres proches d’un ex-écrivain, sont conviés par celui-ci à venir le retrouver sur une péniche ancrée sur les bords de la Morave, dans les environs de Porodin en Serbie. Sur place, on se met à table puis une fois le dîner terminé, l’hôte prend la parole pour raconter un périple qu’il fit à travers l’Europe et les lieux ayant marqué sa vie.

Jusqu’ici tout paraît simple ; on est sur un récit de voyage et/ou de vécu. Mais faisant preuve d’une grande inventivité, jonglant avec la forme narrative, l’usage des mots, le registre, le ton, la notion du temps, sans oublier le contenu du récit comme tel, Peter Handke transforme ce scénario de base en un texte inusité, intriguant, au gré duquel il nous sert, suivant les termes employés par le narrateur, le récit ‘par étapes’ d’une ‘grande fuite’, d’une ‘divagation’ d’une ‘équipée mortelle’ et d’une ‘course folle’.

Dans une ambiance évoquant le rêve sous toutes ses formes, le conteur nous parle de l’ex-écrivain (au présent et au passé) et de sa manière d’entendre les sons, de percevoir la nature, de concevoir les objets, de penser à propos de divers sujets, puis de traverser divers lieux et de rencontrer des gens, etc., autant de situations et de circonstances décrites d’une manière telle qu’elles paraissent souvent insolites, bizarres, extraordinaires, contribuant ainsi à tracer un profil voilé, voire déformé de cet homme qui, en quête de ses sources, est sans cesse confronté à l'impermanence des choses.

Versatile, la prose est glissante et emprunte à récurrence des avenues inattendues.

Bref, à bien des égards (écriture, thèmes, contenu, etc.) c’est un roman multiple et changeant, sorti d’un esprit créatif, parfois exubérant, dont la lecture fut pour moi exigeante, stimulante et confondante. Absorbé à petites doses, car il m’a fallu faire de nombreuses pauses, j’avoue que plus d’une fois j’ai été bien près d’abandonner ce voyage. Si à l’arrivée, j’ai pu apprécier une impressionnante vue d’ensemble, il n’en demeure pas moins qu’en dépit de l’admiration ou l’intérêt ou la franche rigolade suscitée par certains passages, d’autres, plus nombreux (dont le sens m’a peut-être échappé), ont contribué à rendre la traversée difficile.

SpaceCadet - Ici ou Là - - ans - 13 juillet 2020