Misère de la pensée économique
de Paul Jorion

critiqué par Saule, le 15 décembre 2012
(Bruxelles - 58 ans)


La note:  étoiles
Critique du capitalisme
Jorion est au départ un ethnologue, ensuite il a travaillé dans l'intelligence artificielle puis a développé des modèles mathématiques de gestion de risque pour des sociétés du secteur financier en Amérique. Cela lui a permis de vivre la crise des "subprimes" de l'intérieur (et d'avoir prédit son arrivée). Il tient un blog, il a écrit plusieurs livres (voir en particulier "Le capitalisme à l'agonie" critiqué par Bolcho : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/30435). Le livre "Misère de la pensée économique" me semble être une sorte de condensé de sa pensée, en tout cas il cite abondamment ses autres livres. C'est un ouvrage plutôt facile à lire, qui donne un panorama (pessimiste) de la situation et propose quelques solutions à mettre en oeuvre tout de suite.

En tant qu'ethnologue, Jorion a déjà observé ce qui arrive quand une civilisation ou un groupe dépasse les limites à son développement, et il annonce une catastrophe majeure. Il est évident que la théorie économique est muette quant aux solutions. Pourquoi est-ce que la pensée économique est inadaptée pour nous aider ? Car elle a un biais individualiste, elle ignore l'aspect systémique et elle évacue la dimension collective des comportements humains : en effet, le modèle classique repose sur la rationalité individuelle de chaque agent en supposant que la somme des rationalités apportent une efficience maximale. Mais c'est tout à fait faux.

Certains passages sont tout à fait surprenants : on voit que des modèles mathématiques dont l'inexactitude est avérée sont malgré tout utilisés car (1) Aussi longtemps que tout le monde dispose de la même information, ce n'est pas grave, la sacro-sainte concurrence et la symétrie de l'information est respectée (2) Pire, parfois les erreurs sont incorporées dans le modèle pour "corriger" le biais et tenir compte du marché : en gros, ce que dit le marché est alors dogmatiquement affirmé comme vrai et la formule adaptée. Ça peut paraître bizarre, mais c'est très bien illustré avec la célèbre formule de Black and Scholes qui est utilisée pour valoriser les options (produit dérivé), et à titre personnel ça m'a choqué car j'avais fait ma thèse d'université sur ce modèle mathématique (fin de la parenthèse). En outre, et on l'a bien compris avec les scandales bancaires et l'affaire Fortis en Belgique, les modèles mathématiques utilisés échappent au contrôle du "management" (en fait bien peu de personnes sont capables de les comprendre, et d'une manière générale dans une entreprise bien peu de personnes comprennent ce qu'on attend d'elles exactement). Autre passage surprenant : il explique que ce qu'on appelle la conscience de nos actes est en fait une illusion, quelque chose qui apparaît dans l'esprit a posteriori, quelques secondes après l'acte que la conscience est censée avoir déterminé (j'ai pensé à Oburoni, fin de la parenthèse).

Mais l'analyse de la pensée économique ne se limite pas à la dénonciation de ces modèles mathématiques ou scientifiques appliqués de manière indue à un système humain. Il y a des passages très intéressants sur la formation des prix aussi (l'auteur n'est pas toujours d'accord avec Marx d'ailleurs), sur la doctrine néo-libérale dont le chantre fût Hayek (un auteur largement critiqué par les théologiens de la libération à l'époque de la guerre entre les néo-libéraux purs et durs et les partisans d'une économie sociale).

En résumé, c'est un bon ouvrage de vulgarisation, pas trop compliqué et qui tient une bonne place dans l'arsenal des outils de la pensée contre le capitalisme, au côté de la critique philosophique de Arnsperger (mon maître à penser dans ce domaine) et la critique théologique (plus marxiste) des théologiens de la libération. Pour ce qui est de la critique de la pensée économique, l'analyse de Jorion est totalement pertinente quoique "vulgarisatrice" et pas novatrice. L'absurdité du concept d'homo oeconomicus avait été magistralement analysé par des théologiens de la libération (Idolâtrie du marché : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/21700). L'auteur propose des solutions concrètes, qui s'apparentent à du bon sens. Vous pouvez les trouver sur son blog.