Penser la mort ?
de Vladimir Jankélévitch

critiqué par Gregory mion, le 14 décembre 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
La mort à toutes les personnes.
La mort se porte bien. L’humanité se compose de plus de morts que de vivants, c’est normal que l’on soit légèrement fascinés ou tarabustés par l’interrogation surprise du mourir. Vladimir Jankélévitch, cependant, parle de la mort avec une réjouissante fluidité – non seulement il est hors des adhérences religieuses, mais il nie aussi en bloc toutes les sagesses qui ont voulu renvoyer la mort au pilori (c’est que la mort ne se renvoie pas d’une pichenette rhétorique, et celui qui voudra faire mine de ne point la craindre est peut-être celui qui la redoute tout le temps, grelottant sous ses couvertures, le visage défiguré par son inavouable terreur). De la mort, nous disons donc que Jankélévitch en parle parce qu’il s’agit d’un recueil de conversations. Ces paroles sont a posteriori d’un livre qui s’intitule sobrement La Mort, paru en 1966. Par quatre fois, l’occasion du dialogue répète les développements dudit livre : on a un entretien sur l’irrévocabilité de la mort, un autre où Jankélévitch précisera sa position théorique d’incroyant, un troisième sur l’euthanasie, et enfin un quatrième sur les liens de la mort avec les notions de corps et de violence. C’est très accessible au lecteur profane, contrairement à l’ouvrage de 1966 qui convoque une puissance de contenu que seuls des gens avertis peuvent estimer (c’est ordinairement le cas de la philosophie, il faut en accepter l’étude et la patience, sinon à quoi bon vouloir tenter de penser contre soi ?).

La mort a bonne santé, elle est vigoureuse, elle nous pend au nez comme une morve d’hiver. C’est quelque chose qu’on apprend à la troisième personne avant de s’en soucier à la première. La mort de Moi est évidemment plus déstabilisante que la mort de Lui. La mort est le mystère absolu, en quoi elle n’est un secret pour personne. On va se mettre à y penser de manière intempestive, par le truchement d’une lecture, par l’entremise d’une odeur nauséabonde, et puis le jour où les barrières biologiques s’éteignent, lorsque la généalogie de proximité se retire de notre entourage, quand ce sont finalement les parents qui disparaissent, on se dit subitement que c’est nous les prochains sur la liste (p. 17). Ça, du moins, c’est la perspective d’un ordre loyal de la vie, c’est quand on se dépatouille des accidents, c’est lorsqu’on survit à l’occasionnalisme sournois des maladies, des petites arêtes de poisson qui étouffent, ou des pots de fleurs qui nous tombent dessus. Car la mort, tel qu’on la perçoit en Occident, il faut si possible qu’elle arrive quand ça nous arrange ! On ne montre plus le mort même si, bien souvent, on l’adore plus que le vivant. Au mort on pourra tout faire dire, il ne répondra pas, il ne sera pas contrariant ! (p. 111). Mais paradoxalement, la mort est devenue une affaire de dissimulation. C’est l’hôpital qui prend le relais, c’est la clinique privée qui désencombre les chambres des vieillards et des cancéreux : on va mourir à l’hôpital, on va trépasser à la clinique ou à l’hospice, c’est plus pratique, et même si les Chrétiens sont « nécrophiles » et « nécromants », tout de même, ils finissent par se débarrasser du corps, à le transplanter au sous-sol des cimetières, parce que tout cela sentirait mauvais à la longue (p. 113). Le cimetière est de surcroît le lieu le plus ordonnancé de la Cité, le cimetière est un endroit d’excellente police, c’est accueillant au possible. Rien ne déborde au cimetière. On déambule dans les nécropoles pour remettre de l’ordre dans nos têtes – allez ! une petite visite à l’improviste, histoire de se rappeler à l’ordre, puis une autre visite à la Toussaint, pour vider les vases, biner les jardinières et mettre des couleurs harmonieuses sur les sépultures. Quoi qu’on fasse, de toute façon, ce sera approuvé par le mort. Le mort ne nous fait pas de remarque désobligeante : le mort se satisfait de n’importe quelle esthétique du kitsch, il acquiesce à notre pathétique du fleurissement, il dodeline de plaisir quand on lui pose sur la pierre tombale des nains de jardin ou des photographiques médiocres. Tant qu’à faire, disons-le une bonne fois pour toutes, la docilité des cadavres parachève les quelques fainéantises du libéralisme.

Ce qui effraie dans la mort, probablement, c’est moins la possibilité d’un au-delà que l’étape du passage (pp. 105-106). Les religions enseignent et préparent la géographie du monde d’après. Les religions disent que la vie va devenir autre chose, que l’être est fédérateur de résistance, que ce serait mal croire que d’imaginer un principe de finitude dans l’être, qui plus est dans le nôtre ! La religion remplit le petit être de chacun d’un gros ventre d’existence. Le croyant en fin de vie nous fait une descente d’estomac, pardi ! Dès que le croyant sera mort à l’hôpital, faites sortir le médecin et faites entrer le prêtre, ce dernier saura quoi faire. On a cette propension à sacraliser la vie de l’En-Deçà quand on est versé dans la croyance religieuse qui aménage un Au-Delà. Du reste, la philosophie, elle n’est pas plus vaillante ni moins fébrile contre la mort. La mort écrase, elle broie les concepts, pire même : la mort enrobe les concepts d’un soupçon de religiosité. Mais à choisir, mieux vaut préparer l’au-delà hypothétique que songer au passage, à l’affreux passage de la plénitude à la vacuité, de l’être au rien du tout ! C’est quoi, en somme, l’entrée dans le rien du tout de la mort ? Ce néant vers quoi nous allons, est-il pire que ce néant qui précède la naissance ? Sans aucun doute ! La naissance, c’était avant tout une somme de « composés » qui, le jour des parturitions de votre mère, a terminé de se concevoir en « simplicité » : c’est vous qui êtes né, c’est vous que l’on baptise, vous avez une histoire, un père et une mère, vous êtes l’addition de causes et d’effets qui se sont combinés jusqu’à ce que vous poussiez votre premier braillement de bambin ; tout ceci relève de la causalité rassurante et lénifiante. Vous premier cri en appelle plein d’autres, de même que cela préfigure des premières fois en pagaille : première baignade (et rassurez-vous sur ce point : il paraît qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve !), premier bal du collège, première réciprocité amoureuse, premier baiser, etc. Cependant la mort, c’est une première fois unique en son genre parce qu’elle sera simultanément la dernière ! Vous succombez pour la première fois, mon cher monsieur ? Eh bien cela est unique, c’est vous et pas un autre, on ne mourra pas à votre place, tant pis. On a envie de vous signaler : ne ratez pas votre mort, soyez inoubliable dans l’agonie parce que vous n’avez qu’un essai ! Vous êtes sur la corde raide, arrangez-vous pour faire bonne figure malgré le balancement de la ficelle. C’est cela, peut-être, l’idée que la vie ne tient qu’à un fil. Dans notre corporéité, les choses concourent à nous faire mourir, nous luttons perpétuellement contre les forces de la mort, et ça devient singulièrement pénible chez les grands vieillards. Selon Jankélévitch, toute mort se résume par un accident, fût-il infinitésimal, fût-il le dernier souffle d’un centenaire – il y a eu ce petit quelque chose qui a fait basculer la vie dans la nihilisation d’elle-même ; nous sommes en outre trop confusément humains pour nous hisser à la hauteur de ces accidents définitifs qui emportent nos aînés... Il faudrait qu’on ait les perceptions de Dieu pour y comprendre un début de logistique.

Reste que, si vous voulez, si ça vous dérange d’attendre l’imperceptible accident, vous pouvez toujours mourir en fonction de votre bon vouloir suicidaire. Votre corps est à vous, aussi arrive-t-il que ce pouvoir que vous détenez sur vous-même entre en concurrence avec celui de la médecine. Ce sont des questions d’éthique, ce sont des phénomènes où l’examen du cas par cas est nécessaire ; ce sont d’épineux problèmes qui interviennent dans le quotidien du médecin. Le sujet de l’euthanasie est assurément le plus expérientiel de cet ouvrage (pp. 61-104), car si la mort est un objet d’inexpérience par définition, la question de savoir s’il est concevable de donner la mort par voie médicale est en revanche un cas d’école à une époque où la technicité scientifique ne cesse de croître. Le point de tension est très clair si l’on commence par présenter la situation sous cet angle : puisque le médecin prête serment pour sauvegarder la vie, d’où peut-il résulter qu’on finisse par lui demander de l’abréger ? Pourtant cela n’est pas inconcevable, c’est même parfois recommandable. C’est au médecin de se positionner dans la démarche du juge, c’est à lui de se montrer le patient de la pondération, c’est à lui qu’il revient de savoir « peser les poids des deux côtés de la balance » (p. 95). En outre, c’est théoriquement faux de dire qu’une maladie est incurable. Disons qu’elle est incurable pour le moment, dans l’état actuel des connaissances empiriques. Ceci, spécifiquement, demande à ce qu’on ne fasse pas de jugement à l’emporte-pièce. Cela signifie qu’il n’y a pas de jugement « catégorique » qui tienne ; il y a constamment de l’impensable dans l’euthanasie, de la zone morte qui nous nargue. C’est la raison pour laquelle le refus catégorique de la pratiquer (ou de ne pas la pratiquer) ne fait rien avancer : d’un côté on aura un sentiment de perversion dominatrice, de l’autre une intuition de refoulement meurtrier qui se dédouane dans l’institution médicale. Il existe en l’occurrence nombre de contextes pratiques où le malade lui-même a porte ouverte sur un « acte négatif » (p. 76). Il suffirait de ne pas se rendre au rendez-vous des soins pour mourir, à ce rendez-vous qu’on vous a prescrit pour lundi et auquel vous allez volontairement vous soustraire. Le malade ainsi que le médecin peuvent assumer la paternité d’un pareil acte négatif – le malade ne va pas au rendez-vous, ou le médecin ne prescrit pas la pilule miracle. À la fin, éventuellement, tout dépend du degré de croyance que l’on va insinuer dans la grille des chances de survivre, pour autant que la question se pose en ces termes : mettons que vous ayez 1 chance sur 30 000 de vivre. Le médecin vous dira (ou pensera) : « Mourez, mais mourez donc, vous n’avez aucune chance d’en réchapper ! ». Par contraste, le théologien vous dira : « Vous avez une chance, saisissez-la ! » (p. 76). En conséquence de quoi on aboutit à la querelle des athées et des croyants, et on n’en a pas fini de se disputer. L’athée pourrait avoir peur, lui qui n’a pas d’au-delà à conquérir via son petit être, aussi pourrait-il au dernier moment vouloir écouter le théologien, et le croyant, quant à lui, pourrait vouloir jeter l’éponge dans l’évier du thanatopracteur. À ce petit jeu, c’est le religieux qui est encore le mieux loti. Lui, au moins, il a un au-delà en ligne de mire, tandis que l’athée, angoissé par la terra incognita, il n’a rien, son viatique est léger comme une plume, il sent le passage qui s’amène, il aurait bien envie de congédier le prêtre mais non, il va essayer malgré tout de se donner une prolongation absurde, de se lester d’une carte fugitive de l’au-delà. Car mourir, c’est cela, c’est absurde, mais au moins on aura vécu, le non-sens de la mort étant le moyen d’assigner un sens à la vie, de lui inculquer ferveur et intensité, surtout quand l’existence se joue de brièveté (pp. 40-41).