Seule la mer
de Amos Oz

critiqué par Vigno, le 8 décembre 2002
( - - ans)


La note:  étoiles
Seule la mer sait
Seule la mer… seule la mer est immuable. Albert (ou Amos, c'est selon), sexagénaire, vient de perdre sa femme. Son fils unique Enrico « est parti crapahuter dans les montagnes, au Tibet », laissant derrière lui sa petite amie Dita, laquelle est venue habiter avec Albert, ce que voit d'un mauvais oeil Bettine Carmel, une amie de longue date d’Albert, laquelle est jalouse depuis qu'elle a compris que Dita et Albert ne partagent pas seulement le feta et les olives mais aussi leur intimité.
Et cette Dita, entre les amants de passage et sa fonction de téléphoniste dans un grand hôtel, écrit des scénarios, dont le dernier a chaudement émoustillé Doubi Dombrov, un producteur de commerciaux sans envergure qui rêve de tourner des films.
Et tout ce petit monde s'agite un peu inutilement, à la poursuite d’un rêve, bercé par le souffle omniprésent de la mer toute proche et par la lumière de la lune, même si « on se prépare aux primaires, aux Scud (on est en Israël) ou à la dévaluation, dans l'ordre ou le désordre ». Le désordre des hommes et l'ordre de la vie : « Toi aussi. Tout le monde. Bat-Yam se peuplera de nouveaux venus qui à leur tour dans la solitude de la nuit se demanderont parfois ce que la lune fait à la mer et à quoi se résume le silence. Ils n'auront pas davantage de réponse. Tout ceci ne tient que peu ou prou à un fil. Le silence se résume au silence. » Ou encore cet autre très beau passage : « Comme une locomotive noire de suie au terme du voyage / remorquant péniblement vers l’ombre la moitié éclairée de la terre / quand la moitié obscure cherche à tâtons le premier trait de lumière. »
Ce roman peut sembler très sérieux et il l’est mais en racontant simplement la vie, sans thèse, analyse ou explications. On y parle constamment de la fragilité de l’être humain, de la mort, de l’illusion de nos quêtes, mais le roman n’est pas dramatique ou triste ou…
Et c’est un roman fabuleusement construit et écrit. Très moderne ou postmoderne : chronologie éclatée, polyphonie, recyclage de passages bibliques, métissage poético-romanesque. Mais encore une fois, sans que l’auteur ait eu volonté de faire « à la mode ». La forme convient aux propos, le sert on ne peut mieux, sans compliquer la vie au lecteur. J'ai adoré.
Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen
Une version poétique des complications familiales 8 étoiles

Ce roman composé de poèmes en prose décrit donc cette famille recomposée par les circonstances, ou plutôt cet environnement familial, ballotté par l'air du temps, les interrogations existentielles, les doutes et les regrets des uns et des autres, qui cohabitent donc, de plus ou moins près. Tragique en effet et douce-amère, cette oeuvre ne manque pas de romantique et d'esthétisme, certes un tantinet ésotérique par moments. Mais il s'avère indiscutable qu'une petite musique est instaurée, comme venue elle-même au hasard, auguré du vent et des intempéries.
Cette oeuvre, certes inclassable, est faite pour se laisser bercer, à l'instar de ses personnages, afin de comprendre, comme eux encore, ce qui leur arrive précisément. C'est ingénieux et fin, bien qu'assez complexe.

Veneziano - Paris - 46 ans - 3 juin 2017


Forme : OVNI 8 étoiles

« Seule la mer » est typiquement le genre d’ouvrage qui a dû poser d’énormes problèmes de traduction. A tel point que Sylvie Cohen, la traductrice, éprouve le besoin, en page de garde, de remercier le Centre National du livre pour leur aide à la traduction.
C’est que la forme de l’ouvrage sort de l’ordinaire. A chaque page, un nouveau personnage s’exprime, donne un point de vue, qui fait avancer (ou pas) la compréhension de ce qui se joue. Un peu comme un choeur dans une tragédie grecque. Mais non content de jouer cette histoire à multiples voix, ces voix ne sont pas souvent explicites. Elles peuvent prendre la forme poétique (et donc bonjour la traduction !), onirique, … et chaque intervention est précédée d’un titre, d’un chapeau, qui rétrospectivement me font penser aux titres des séquences successives des films au temps du cinéma muet.

« Rico pense au fiasco de son père. » « Rico repense à un verset entendu dans la bouche de son père. » « La croix en travers du chemin. » …

Ca pourrait être un exercice, une performance d’écriture, c’est pourtant un roman abouti dont la forme convient parfaitement au propos pourvu qu’on accepte de se laisser porter par la poésie du langage.
Une femme et mère, Nadia, qui vient de mourir. Le veuf, Albert, qui voit son monde se déliter et son fils, Rico, partir-fuir dans l’Himalaya et en Inde. Dita, la petite amie de Rico qui vient troubler l’existence du pauvre Albert en emménageant chez lui. Quelques autres personnages encore, plus ou moins secondaires, et roule le roman. Qu'on prend en cours en route et dont on sort tout aussi en route. On a fait un bout de chemin avec Albert, Dita, Rico … et ils continuent leurs vies propres, leurs vies de personnages de roman. Et on n’est même pas frustrés, même pas déçus. C’est dans l’ordre des choses. C’est qu’il est très fort, Amos Oz. Et son écriture aussi est forte, très évocatrice des lieux, des lumières, des paysages et des caractères.

« Pour l’heure il se repose dans une misérable auberge, dans une bourgade
au sud du Sri Lanka. A travers les barreaux de la lucarne, trois cabanes,
un raidillon, quelques petits voiliers, l’océan Indien, tiède,
dont les vagues sont des tessons de bouteille verdâtres sous le soleil ardent. Maria
n’est pas là. Elle est partie à Goa d’où elle retournera peut-être au Portugal. »

On se surprend une fois l’ouvrage terminé à le feuilleter en arrière pour retrouver des passages, courts le plus souvent, qui sont comme de petits poèmes qu’on pourrait isoler du reste. C’est fort !

Tistou - - 67 ans - 26 octobre 2008


Roman préarchaïque 8 étoiles

« Pour récapituler, disons qu’il s’agit de l’histoire de cinq ou six personnages, pour la plupart encore vivants, qui s’invitent à boire les uns les autres, surtout glacé, parce que c’est l’été. (…) On peut aussi envisager l’intrigue à la manière de triangles qui se recoupent. »
C’est un court extrait du « résumé » proposé à l’intérieur même du livre. Une écriture entre prose et poésie, assumée comme telle par son auteur qui, paraît-il, a travaillé pendant cinq ans sur ce roman transgenre.

Dans une interview accordée au magazine Lire, à la question "
Certains ont qualifié votre livre de postmoderne. Que pensez-vous de ce genre d'adjectif?", Amos Oz a répondu : « Je pense, au contraire, que mon roman est préarchaïque, du côté de la Bible, des tragédies grecques et des ballades de troubadours. C'est délibérément que j'ai tenté de remonter à la source, de casser la maison bourgeoise, avec sa cave freudienne, son salon sociologique, sa cuisine marxiste et sa morale postmoderne dans laquelle le roman est enfermé. Préarchaïque, cela veut dire que les histoires sont mêlées, parfois dites, parfois chantées. Que l'intrigue y est souvent réaliste mais jamais uniquement. »

Une des ambitions de ce livre unique était, je pense, de produire des affects non assignables à un personnage défini (comme dans un recueil de poèmes où le « je » du poète devient celui du lecteur) et, en cela, il remplit sa mission. Ainsi, certaines pages acquièrent une existence propre, qu’on (re)lit indépendamment du reste.
Mais les personnages, délibérément peu fouillés psychologiquement, m’ont laissé un peu froid, en dehors de leur problématique existentielle. Ils apparaissent trop comme des marionnettes manipulées par l’auteur qui intervient dans son livre en interaction avec les personnages, ce qui nous vaut sur ce point des pages savoureuses.
N’empêche qu’on retrouve, dans les portraits des personnages, dans les liens qu’ils tissent entre eux et avec l’auteur même, l’humanité et cette bienveillance à l’égard des êtres, propres à Amos Oz.

Kinbote - Jumet - 65 ans - 26 août 2008