Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence
de Andrew Hodges

critiqué par Falto, le 12 octobre 2012
( - - ans)


La note:  étoiles
L'autre génie du XXe siècle.
Alors qu'on a fêté récemment les 100 ans de la naissance d'Alan Turing, l'auteur revient sur la vie et l'oeuvre d'un personnage haut en couleur.

Grand mathématicien qui a résolu des problèmes de mathématiques très difficiles, grand informaticien aussi, qui est quand même, d’une certaine manière, le père de l’informatique et des ordinateurs. Ce fut aussi un très grand biologiste qui a inventé le concept de morphogène.

Héros de la Seconde Guerre mondiale. Il est l'un de ceux qui ont décrypté les communications transmises par les sous-marins nazis. Bel athlète aussi, il a failli être sélectionné au marathon, pour les Jeux Olympiques de Londres en 1948. Les mauvaises langues disent qu'il courait pour ne pas se masturber(sic). C'est d'ailleurs dans l'une de ces courses en 1935, après un long jogging, qu'il arrive à penser le plan de la « machine de Turing » , en répondant à une question du mathématicien David Hilbert.

Turing partant d’une question mathématique débattue depuis Hilbert, celle du problème de la décision, et donc de calculabilité d’un nombre, passe pour traiter ce problème par l’intermédiaire d’une machine formelle (algorithme). Son apport à la calculabilité et à la décidabilité est passé injustement en arrière-plan, amorçant pourtant une véritable révolution et un changement de paradigme dans l'histoire des signes en mathématiques. En effet la question de Hilbert tourne autour de la mathématique avec des lignes et un nombre fini de signes. Il répond à la question en transposant complètement le problème et, en transformant la notion même de signes.

Alors que sa « machine de Turing » est devenue l’une des pierres fondatrices de notre modernité. Elle est à la naissance de l'écriture dont nous nous servons tous les jours, qu'est l'écriture informatique : la numérisation des signes d'écriture traditionnelle, et tout le reste, les images, les sons etc...
Sa « machine » fut d' un apport fondamental en philosophie de l'esprit et en intelligence artificielle.


Dans son article « Les machines pensent-elles ? » Turing va tenter d'apporter une réponse scientifique et philosophique sur le rapport entre le cerveau humain et la machine. Dans son approche au début de ses écrits, il pensait que le cerveau était une machine logique. L'esprit était pour lui quelque chose de raisonnable, mathématique, mathématisable.

En effet après un raisonnement sans aucun fondement pour justifier de ne pas avoir à définir la pensée de l'Homme(sentant que la pensée est extrêmement difficile à définir), il reprend la manoeuvre qu’il avait choisi pour élaborer sa « machine de Turing », c’est-à-dire l’observation du comportement et l’imitation. Il propose le « jeu de l’imitation ». La machine imiterait le comportement langagier humain et, un observateur comparerait le comportement écrit de l'Homme à celui de la machine en posant des questions.

A la fin de l'article, il y a toutes les objections que Turing lève contre lui-même
Il s'est demandé si une machine est capable de ressentir la douceur de la crème fouettée sur des fraises par exemple.
Plus encore comment un cerveau d’enfant est capable de se former au cours du développement par essais-erreurs, pour finalement appréhender l’environnement.

Plus de 60 ans après, le débat fait rage, entre d'une part, les partisans d'une intelligence artificielle forte, qui soutiennent qu'une machine peut en principe ressentir les choses, avoir conscience d'elle-même et de son environnement, des états mentaux en somme. Et d'autre part, les sceptiques, ceux qui froncent les sourcils à l'idée des machines pensantes.
Ceux-là disent que la subjectivité : les perceptions, les émotions et les sentiments - à fortiori la conscience -, sont intrinsèquement liés aux organismes vivants, dus à l' agencement ordonné de molécules incroyablement complexes. La conscience selon eux, renvoie au monde phénoménal du vivant, au sentiment qu'il a d' être lui-même, au caractère subjectif de son expérience vis-à-vis de son environnement. L'esprit possède une ontologie différente de celle de la machine. Ils y voient même un miracle de la nature au sens probabiliste du terme.

Turing, quant à lui, a abandonné cette idée de cerveau-ordinateur d’une certaine façon. Il a pensé que l’Homme pourrait donner une réponse, plus tard peut-être, à ce que serait la construction de machines qui pensent. Mais qu'il fallait abandonner les modélisations informatiques du cerveau qui sont un peu bébêtes et, qui ne peuvent pas rendre compte de la pensée humaine. En d'autres termes, on ne peut pas balayer sous le tapis l'imagination, les désirs, les émotions et les intuitions. ils ne sont pas modélisables. Pourtant ce sont eux probablement, qui donnent du sens aux processus et dynamismes du sujet, le « je suis ».

Et c’est comme cela que Turing est devenu biologiste, qu’il s’est intéressé à la morphogenèse, c’est-à-dire au développement des formes. C’est comme ça qu’il a posé les bases d’une théorie de la morphogenèse et des morphogènes et qui, bingo, a fait mouche.
C'est tout de même assez incroyable, il a écrit trois ou quatre articles. Mais à chaque fois, c’est un succès ! Et c’est un succès dans trois disciplines différentes(mathématiques, informatique, biologie). Aujourd’hui, certains chercheurs malheureux écrivent 500, 1000 articles et personne ne s’en souviendra dans 5 ans. Il en a écrit trois et on parle encore.



Le livre revient aussi sur la personnalité et la vie privée de Turing. Personnage assez fantasque, compliqué, irritable,qui ne se conforme pas aux normes sociales et, qui a l'air de poursuivre une espèce d'idée envers et contre tout. Ses orientations sexuelles, son homosexualité - qu'il partage avec l'auteur- , sont aussi décrites longuement. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il connaitra une fin tragique en s'empoisonnant au cyanure (suicide). Ses orientations sexuelles dévoilées au grand jour, à la suite d'une sombre affaire, on lui donne le choix entre l'emprisonnement et la castration chimique. Il choisit la castration. Cela n'est pas sans conséquences, puisque cette castration va avoir du point de vue de sa vision scientifique et philosophique du monde, des conséquences tout à fait instructives. En effet l'idée de la différence entre le « hardware » et le « software », la machine proprement dite et le programme, est vécue par Turing comme une opposition radicale entre l'esprit et le corps. Par la castration chimique, il se rend compte rapidement que cette opposition n'est pas aussi radicale que cela et, il a l'impression de changer aussi bien dans son corps que dans son esprit.

Bref, un livre dense(plus de 400 pages), pas toujours facile à lire, écrit avec style et bourré de références croustillantes. Andrew Hodges vous conte la vie d'un personnage exceptionnel, qui mérite amplement d'être au panthéon des génies scientifiques du XXe siècle, si au bon vouloir d'Einstein, on souhaite lui faire un peu de place.