Le Grand Nocturne
de Jean Ray

critiqué par Malic, le 26 août 2012
( - 82 ans)


La note:  étoiles
Les mondes ténébreux de Jean Ray
Ce recueil de Jean Ray comporte une vingtaine de textes, dont trois longues nouvelles qui par leur richesse et leur originalité comptent parmi les chefs-d’œuvre de l’auteur : « La ruelle ténébreuse », « Le psautier de Mayence » et la nouvelle-titre, « Le grand Nocturne ». Une trilogie fabuleuse à propos de laquelle on a parlé de « symphonies multidimensionnelles. » Ces trois histoires sont en effet des variations sur le thème des « autres dimensions », des Univers intercalaires, notion voisine des Univers parallèles chers à la science-fiction, mais exploitée ici dans une optique purement fantastique. Soit par le fait du hasard, soit par la magie, les protagonistes découvrent des passages vers des mondes normalement inaccessibles, brèches par lesquelles s’engouffre l’épouvante. Ainsi dans « Le psautier de Mayence », c’est avec terreur que des marins observent soudain au dessus de leur tête des constellations inconnues, qui ne sont pas simplement comme dans le poème de Heredia celles de l’hémisphère Sud. Dans « La ruelle ténébreuse » un jeune professeur découvre une rue qui semble n’exister que pour lui, une rue d’apparence si tranquille, avec ses petites maisons aux allures de béguinage. Enfin dans « Le grand Nocturne », le héros fait d’étranges incursions dans le futur et dans le passé.

Ces trois nouvelles, d’une quarantaine de pages chacune, sont nettement plus longues que la plupart des contes de Jean Ray, format qui permet à l’auteur de développer des intrigues complexes, très loin des clichés du fantastique. Le style est comme à l’accoutumée vigoureux, foisonnant d’images fortes et sachant à merveille mettre en place des atmosphères aussi bien réalistes que fantastiques. C’est d’ailleurs un des talents de Jean Ray de débuter dans le réalisme pour mieux nous plonger ensuite au cœur du fantastique.

Le reste du recueil, « Le miroir noir », de « L’Histoire du Wûlk », « Le Fantôme dans la cale » « L’homme qui osa », « Le cimetière de Marlyweck » et autres nouvelles, parfois sur le registre du fantastique à explication rationnelle, le plus souvent sur celui du fantastique pur et simple, procureront également au lecteur des moments de peur délicieuse.
Un livre indispensable aux amateurs de Jean Ray et une superbe introduction à son œuvre pour ceux qui voudraient la découvrir.

Extrait : les premières phrases de « La ruelle ténébreuse »

Sur un quai de Rotterdam, les winchs pêchaient, hors des cales d'un cargo, des ballots pressés de vieux papiers; le vent les hérissait de banderilles multicolores, quand, tout à coup, l'un deux éclata comme une futaille dans la flamme.
Les dockers, en hâtifs coups de pelles, endiguèrent l'avalanche frémissante, mais une grande partie fut abandonnée à la joie des petits enfants juifs, qui glanent l'éternel automne des ports. Il y avait là de belles gravures Pearsons, coupées en deux par ordre de douane, des liasses vertes et roses d'actions et d'obligations, derniers frissons de retentissantes banqueroutes; de pauvres livres dont les pages étaient restées jointes comme des mains désespérées, et ma canne fourrageait dans cet immense résidu de la pensée, où ne vivait plus ni honte ni espérance.