Cinéma et attraction : Pour une nouvelle histoire du cinématographe, suivi de Les vues cinématographiques
de André Gaudreault

critiqué par Gregory mion, le 29 juin 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Pour un cinéma "phénoménal".
Le moins que l’on puisse dire après la lecture de ce livre, c’est que le cinéma ne procède pas d’une histoire fondée sur des arguments téléologiques. Certes le cinéma, en vertu de son statut contemporain, tend vers une dimension progressiste de sa nature, mais on doit le comprendre moins en tant que structure formelle d’optimisation qu’en tant que phénomène historique propre à nous renseigner sur des séries d’expériences vécues. C’est en cela qu’André Gaudreault, à rebours des discours un peu surannés, nous propose un « focus » sur le cinéma dit des premiers temps afin de montrer que les frères Lumière, entre autres, n’ont pas inventé le cinéma, mais qu’ils ont plutôt engendré un appareil de prise de vues qui s’inscrit dans un réseau déjà très actif d’expériences, impliquant de ce fait certains invariants à identifier quant aux conditions de possibilité d’un tel appareil.
La mise au point du Cinématographe par les frères Lumière, qui prenait la suite du Kinetograph d’Edison (lequel devait muter en Kinetoscope, embryon de machine à sous qui immobilisait des images devant un oculaire individuel et qui fit fureur à la fin du XIXème siècle dans les fêtes foraines), était dépendante des normes en vigueur dans des arts autrement plus institutionnalisés que ce proto-cinéma, sinon cette proto-cinématographie. La représentation cinématographique, par conséquent, se confondait par exemple avec une théâtralité qui n’avait encore rien à voir avec l’univers confiné d’une salle obscure moderne où le décor n’a lieu qu’à l’écran lorsque le film commence à être diffusé. À l’époque du cinématographe, il s’agissait en ce sens non pas tant de raconter une histoire que de montrer quelque chose, en quoi A. Gaudreault distingue deux occurrences : un cinéma-attraction qui a pour mérite d’attirer un public, puis un cinéma plus littéraire mais aussi plus tardif, pour ainsi dire, qui se préoccupe d’intégrer aux images la plasticité narrative qui saura cristalliser les fonctions du mouvement imagé. Du reste, ces « attractions monstratives » et ces « intégrations narratives » constituent deux points de repère temporels qui ne sauraient pourtant se définir exclusivement par la dichotomie ou la segmentation diachronique : 1/ la cinématographie-attraction, 2/ le cinéma-institution. En d’autres termes, le passage de l’un à l’autre de ces paradigmes ne se fait pas selon le caractère pratique d’une transitivité historique de bon aloi. Comme dans tout paradigme, il y a des crises épistémologiques à cerner, et ces crises ne sont pas toutes saillantes sur la chronologie historienne.

C’est la raison pour laquelle ce livre, plus qu’une relecture salutaire du cinéma à l’état de « Pangée », se présente aussi comme une réflexion sur l’Histoire, et finalement presque comme une philosophie de l’histoire cinématographique à proprement parler. Envisager l’Histoire à l’instar d’une formation objective depuis laquelle on doit capturer des porosités subjectives, c’est renforcer l’idée d’une cinématographie où des vécus priment sur des réflexions purement eidétiques. C’est-à-dire que la cinématographicité-première, au lieu de s’instituer d’emblée comme une pratique qui va de soi, emprunte à d’autres manières de faire le spectacle, ne serait-ce que parce que le cinéma n’en est pas encore et que, de ce fait, il ne saurait se formaliser selon des règles, des codes et des enseignements pérennes. De ce point de vue, A. Gaudreault prend Georges Méliès comme figure centrale de cette époque en pleine ébullition des images, ce qui nous aide à effectuer l’inventaire du nouveau bric-à-brac sémantique des représentations, Méliès n’ayant jamais renié sa passion pour les « trucs ». Aussi pourrait-on dire que la « mise en scène » jouissait naguère d’une signification plus rugueuse que celle qui caractérise la réalisation contemporaine, les « filmeurs » d’antan n’étant pas des « cinéastes » et ne pouvant de toute façon pas l’être compte tenu des moyens qui étaient à leur disposition. Il y avait donc dans la « mise en scène » le défi grandissant d’y intégrer la « mise en intrigue », et l’alliage de la théâtralité et de la constitutionnalité littéraire, en quelque sorte, présageait bien des hypertrophies subjectives au milieu du circuit objectif de l’Histoire des images mouvementées.

C’est pourquoi l’ouvrage ne cesse de nous avertir sur la fébrilité de certaines conceptions historiques trop serrées. D’ailleurs, à dire les choses naïvement, on ne saurait proposer une histoire qui fasse la synthèse paralysante du jeu des images, voire une histoire franchement essentialiste qui voudrait nous imposer des formes géométriques alors qu’on parle d’expériences concrètement vécues. Nous avons donc ici une décomposition du matériau historique du cinéma des premiers temps, lequel se reconstitue ensuite en étant conscient que ce dont on traite, en fin de compte, c’est d’une tentative d’expliquer la part de subjectivité du cinéma-attraction considéré sous l’angle nécessaire de sa part historique objective. Mais dès lors qu’on prend garde de contenir la vision esthétique au cœur même de la réflexion historique, on peut faire de l’Histoire en accentuant le coefficient de l’expérience vécue – ce que des philosophes allemands comme Dilthey ont souligné, mettant en exergue le terme germanique d’Erlebnis, à savoir l’expérience vécue. Partant de ces postulats, on peut s’amuser et surtout on peut s’autoriser à confondre la cinématographicité avec la vie en tant que telle, en l’occurrence la vie de la Belle Époque où l’on affectionnait les cirques, le théâtre, le plein-air, sans parler du fameux « bonimenteur » qui commentait les images diffusées, incarnant ainsi une sorte de périphérie narrative humaine, ou si l’on préfère une excroissance discursive vivace qui faisait l’effort de s’aligner à la vie représentationnelle des images montrées.
En tant que telle, l’Histoire se transforme en histoire des possibilités avant d’être une histoire fermée des paradigmes, à savoir que le cinématographe s’arroge une certaine posture magique où ce qu’il montre est toujours susceptible de « revenir » autrement selon que l’on privilégiera telle ou telle pratique d’exposition de l’image. En outre, les images, puisqu’elles ne sont pas encore tout à fait narratives, tout à fait assemblées à une ligne scénaristique directrice, sont en elles-mêmes des présentations de faits individuels, ce qui leur permet d’échapper à toute forme de législation précipitée ou normée. Par conséquent, le cinéma des premiers temps est proche des vertus impressionnistes et de tous ces peintres « plein-airistes » qui pratiquaient leur art à même le motif, offrant à leurs œuvres non seulement le volume de la vie, mais aussi et plus spécifiquement la phénoménalité qui accompagne une certaine idée de l’authenticité. Il ne s’agit alors pas de nous contredire en affirmant que le cinéma-attraction était finalement un art dont les paramétrages définitionnels n’étaient qu’en veilleuse, tout au contraire s’agit-il de dire que la vision esthétique n’est pas la rhétorique d’un art qui voudrait se revendiquer comme tel, mais qu’elle est bien la preuve que le cinéma des premiers temps (ou le cinéma-attraction) s’affranchissait de la normalisation pour peut-être mieux plaire sans concepts, ce qui reviendrait à le traiter de « Beau » selon l’appellation kantienne, et donc à légitimer davantage sa nature attractive sans pour autant l’exclure des concepts dont l’historien a besoin pour s’exprimer.
Finalement, si l’on part du principe que la monstration nous intéresse plus que la dé-monstration narrative (sachant qui plus est que cette monstration est attirante parce qu’elle déploie la phénoménalité de la nature), on pourrait se demander si l’avènement du cinéma-institution n’a pas été motivé par un genre de défection naturelle où la fiction a insinué des jeux d’acteur là où nous n’avions d’abord que des jeux de choses et d’individus, des attractions multipliées en somme. Où se situe donc la phénoménalité du cinéma aujourd’hui ? C’est la question qu’on pourrait se poser et les réponses, pour peu qu’on les recherche, risquent d’être attractives.