Introduction à la stratégie
de André Beaufre

critiqué par Eric Eliès, le 1 juin 2012
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un ouvrage de référence, synthétique et exhaustif, sur la stratégie militaire au XXème siècle, écrit par un général français
Qui veut savoir s’il existe un « art français de la guerre » (thème à la mode depuis le dernier Goncourt) doit se pencher sur ce livre du général André Beaufre, très court et facile d’accès (sauf le deuxième chapitre, un peu systématique et technique dans sa présentation en tableaux et fastidieux dans sa volonté d’exhaustivité). Cet essai, qui n’est pas un traité de stratégie mais une réflexion ouverte sur la conduite de la guerre après la seconde guerre mondiale, est l’un des ouvrages de référence pour l’enseignement de la stratégie aux officiers des armées françaises. Pour le public non spécialisé, il constitue une très bonne introduction à la pensée militaire moderne, même s'il est très fortement marqué par le contexte de la guerre froide et de la décolonisation, et permet de mieux comprendre certaines problématiques au coeur des relations internationales.
En outre, à l’instar du célèbre « Art de la guerre » de Sun-Tzu, c’est l’un des rares ouvrages diffusé dans une collection destinée au grand public, qui traite de la stratégie avec le double point de vue du théoricien et du praticien. En effet, Beaufre n’a pas seulement écrit : il a avant tout servi au sein de l’Armée de Libération pendant la 2ème GM puis a exercé des responsabilité de commandement pendant les conflits d’Indochine et d’Algérie et lors de l’expédition de Suez ; il fut aussi l’un des quatre grands stratèges militaires (avec les généraux Poirier, Ailleret et Gallois) qui ont défini la doctrine nucléaire française.

Le livre se compose, après une courte introduction de Lidell Hart, de quatre parties et d'une conclusion, dont je vous propose ci-dessous des résumés détaillés. D'après les vifs échanges que j'avais lus dans des discussions (sans y prendre part), le sujet devrait intéresser les CLiens !

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1. Vue d’ensemble de la stratégie
Pour Beaufre, le terme « stratégie » est équivoque car le concept qu’il recouvre est mal défini. Initialement considérée comme la science et l’art du commandement, la notion de stratégie a évolué au gré des mouvements intellectuels et de l’intuition des chefs militaires.
Le défaut de maîtrise de la stratégie par la France a été la cause de ses échecs militaires au XXème siècle, qui sont des victoires tactiques conclues par des défaites stratégiques. Aujourd’hui, l’avènement de l’ère atomique a périmé de nombreux principes établis (notamment ceux hérités de Clausewitz, qui ont fait l’objet de nombreux contresens) et impose d’élargir la définition de la stratégie, indépendamment des considérations techniques, comme étant « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».
Le but de la stratégie est d’imposer sa volonté à l’ennemi, en créant une situation qui l’amène à renoncer ou à cesser la lutte. Sauf cas particulier, cet objectif ne peut pas être atteint par la seule victoire militaire, qui peut même s’avérer inutile. En effet, un soulèvement révolutionnaire, la propagande politique ou des pressions économiques peuvent suffire à obtenir la désintégration morale de l’ennemi.

Beaufre recense plusieurs modèles stratégiques, avec des modalités et des conditions d’application spécifiques :
• menace directe : moyens très puissants et objectif modeste (non vital pour l’ennemi)
• pression indirecte (moyens économiques, politiques, diplomatiques, etc.) : objectif modeste mais moyens insuffisants pour recourir à la menace directe
• actions successives : objectif important et moyens limités (stratégie du grignotage mis en œuvre par Hitler dans les années 30, en alternant pression indirecte et menace directe quand opportunité)
• lutte totale prolongée de faible intensité : moyens trop limités pour menace directe mais grande liberté d’action sur le théâtre – la durée des opérations requiert un élément passionnel ou idéologique pour conserver l’adhésion et la cohésion des forces (ex : stratégie théorisée par Mao mise en œuvre dans les guerres de décolonisation)
• conflit violent : moyens très puissants (incluant si possible une 5ème colonne) permettant la victoire par la destruction des forces de l’ennemi ou l’occupation du territoire de l’ennemi (théorisée par Napoléon et Clausewitz). Longtemps considérée comme la seule stratégie orthodoxe, cette stratégie ne peut réussir que si certaines conditions sont réunies pour assurer une victoire rapide. Sinon, elle aboutit à un enlisement qui épuise à la fois le vaincu et le vainqueur, qui paye un prix démesuré par rapport aux enjeux. L’aveuglement des stratèges européens a sans doute déchu l’Europe de sa prééminence dans le monde.

Les stratèges doivent être capables d’analyser la situation et de choisir la forme de stratégie la mieux adaptée or de nombreux stratèges sont obnubilés par une forme de stratégie, fondée sur de grands principes qu’ils préconisent indépendamment du contexte. La profusion des règles démontre qu’il s’agit de solutions particulières et non de principes génériques :
• Clausewitz : concentration des efforts ; action du fort au fort ; décision par bataille décisive
• Liddel Hart : dispersion de l’adversaire par stratégie indirecte ; surprise et confusion par choix d’actions imprévues ; action du fort au faible ; décision par les théâtres secondaires
• Mao Tsé Toung : repli devant avance de l'ennemi ; avance devant retraite de l'ennemi ; stratégie à 1 contre 5 ; tactique à 5 contre 1 ; ravitaillement sur l’ennemi (captures) ; soutien de la population
• Lénine / Staline : cohésion morale ; importance des arrières ; préparation psychologique de l’action de force
• Foch : économie des forces ; liberté d’action

En fait, toute stratégie repose sur le choix de l’objectif et sur le choix de la manœuvre préparatoire, dans un processus dialectique visant à conserver sa liberté d’action (pour porter le coup décisif) tout en réduisant celle de l’ennemi. Le principe d’économie des forces vise à assurer la répartition optimale des moyens alloués à l’une ou l’autre tâche.
Les éléments de la décision stratégique dépendent du facteur « manœuvre » (liberté et éventail d’action des forces) et du facteur « variabilité » des moyens et du milieu, qui évoluent fortement et de manière imprévisible notamment sous l’effet du progrès technique. Aujourd’hui, contrairement au XIXème siècle, la préparation prend le pas sur l’exécution : le renseignement (savoir) et la planification (prévoir) sont fondamentaux.
Les tactiques sont les modes d’application de la stratégie et ne doivent donc lui être subordonnées. Or le progrès technique détourne la réflexion sur les armes et les moyens nouveaux, qui sont peu à peu érigés en finalités de la stratégie, qui devient alors une doctrine d’emploi. Ceci est très dangereux car la supériorité technologique, si elle n’est pas employée au profit d’une stratégie pertinente, mène à la défaite ainsi que la France l’a connue en Indochine et en Algérie. La stratégie doit orienter la recherche et l’évolution des tactiques. La stratégie doit elle-même être orientée par la politique, dont elle n’est qu’un moyen.

2. Stratégie militaire classique
Elle s’est toujours inscrite dans le cadre de la guerre totale, avec une forte composante idéologique (religion, etc.) ; les forces armées n’y jouent un rôle décisif que quand elles ont le moyen, à elles seules, d’emporter la décision. Cette capacité dépend des rapports de force, fortement soumis au facteur de variabilité. La compréhension des mécanismes régissant les transformations de la guerre et l’anticipation des ruptures technologiques constituent donc des éléments essentiels de la stratégie.
La stratégie de la bataille terrestre s’articule sur les manœuvres de débordement (pour faire porter l’attaque sur les flancs, qui sont les points les moins bien protégés du dispositif) et les manœuvres de rupture (pour percer les rangs et si possible les disloquer) précédées de feintes pour user les réserves de l’ennemi et l’ébranler psychologiquement. L’ensemble de ces manoeuvres constitue les opérations.
Dans la bataille terrestre, c’est l’effondrement psychologique qui, en sapant la confiance et la discipline, désorganise l’ennemi et précipite la défaite : il constitue donc l’élément prépondérant.
Dans la bataille maritimes ou aérienne, c’est l’usure matérielle qui constitue la clef de la victoire, concrétisée par la destruction physique de l’ennemi. Il en résulte que la supériorité matérielle suffit le plus souvent à assurer la victoire, qui pourra même parfois être obtenue sans combat si l’ennemi refuse d’engager le combat.

3. Stratégie atomique
L’arme atomique est hors de proportion avec toutes les armes précédentes et, par sa puissance de feu et sa mobilité, annule le rapport entre la puissance et la masse. Les modalités de la stratégie atomique se résument à :
• la destruction préventive des armes adverses (tactique « contre forces ») : devenue très difficile avec la dispersion des cibles et l’augmentation de la puissance de feu (la fraction non détruite des armes adverses pouvant suffire à déclencher une riposte destructrice)
• l’interception des armes atomiques : très difficile et coûteuse car génère une course à l’armement entre la capacité de pénétration (arme) et la capacité d’interception.
• la protection physique contre les effets des armes atomiques : impossible à réaliser
• la menace de représailles : stratégie de dissuasion, qui est la seule raisonnable, mais repose sur la crédibilité du potentiel offensif (puissance de feu et capacité de pénétration) pour impressionner l’adversaire et le dissuader d’attaquer : le critère psychologique est donc prépondérant, d’où le développement de la tactique « contre cités » (i.e. pour obtenir l'effet psychologique, les frappes de réprésailles viseront les villes de l’ennemi et non ses forces militaires, trop nombreuses ou trop dispersées pour avoir l'assurance de les détruire), notamment dans la stratégie du faible au fort (concept français). Néanmoins, la dissuasion n’annule pas toute la liberté de manœuvre des adversaires. La dissuasion doit donc être complétée d’autres moyens (corps expéditionnaires, boucliers de forces tactiques, etc.), si possible suffisamment importants pour que l’engagement des forces nécessaires pour les vaincre justifie le recours à l’arme atomique. Or l’URSS est parvenu à mettre en place une stratégie indirecte efficace, reposant sur l’action politique et économique et sur l’instrumentalisation de guérillas, qui appelle également une dissuasion de la part de l’Occident. En raison du caractère irrationnel de la guerre, les USA ont cherché à minimiser le risque de montée aux extrêmes en élaborant une stratégie de riposte graduée, qui repose sur l’existence d’armements à la puissance de feu limitée. Cette stratégie est dangereuse (elle peut affaiblir la dissuasion et autorise les puissances atomiques à se livrer des conflits limités sur des théâtres périphériques, au détriment de certains pays) mais peut être complétée par des manifestations de solidarité qui diminuent la probabilité d’occurrence d’affrontements dans les pays satellites des puissances atomiques.

La doctrine de dissuasion US a reposé sur le maintien de l’avantage technologique, que l’URSS a failli combler à deux reprises (notamment par l’installation de missiles à Cuba). Les progrès techniques fulgurants réalisés depuis la 2ème GM ont obligé les USA à constamment réviser les hypothèses de leur stratégie et ont généré une course à l’armement dont le coût ne pourra pas être longtemps supporté : elle débouchera sur la guerre, la paix ou la faillite d’un des deux Etats. D’ores et déjà, la préparation (i.e. l’organisation des armées et la conception/fabrication de moyens supérieurs à ceux de l’adversaire) est devenue plus importante que l’exécution des opérations. Les principes de Clausewitz sont aujourd’hui périmés entre puissances atomiques. La grande guerre disparaît, ainsi que la paix, remplacée par une lutte permanente faite de crises et de conflits larvés.

4. Stratégie indirecte
L’approche indirecte, qui existe depuis toujours (ex : opérations successives d’Alexandre), a fait l’objet d’une récente théorisation par Lidell Hart, qui considère que l’approche directe est devenue trop dangereuse. Elle fait néanmoins partie de la stratégie directe, qui vise la victoire militaire.
Par opposition à la stratégie directe, la stratégie indirecte est celle qui, dans le cadre d’une stratégie globale, obtient la victoire par l’action décisive de moyens non militaires. Elle est l’art d’exploiter au mieux la liberté d’action échappant à la dissuasion nucléaire et repose sur la combinaison de la manœuvre extérieure (qui vise à donner la liberté d’action par des moyens diplomatiques, de pression économiques, de propagande psychologique, etc. en considérant que la dissuasion est suffisamment efficace pour bloquer la réaction de l’adversaire – nota : les Soviétiques sont passés maîtres dans cet art) et de la manœuvre intérieure sur le théâtre (soit par coups successifs comme l’a réussi Hitler dans les années 30 [manoeuvre de l’artichaut] soit par un conflit de basse intensité prolongé pour user l’adversaire [manœuvre par la lassitude] comme l’ont réussi Mao en Chine et le FLN en Algérie, sous réserve de disposer d’un soutien matériel et de forces morales très élevées).
Pour contrer la stratégie indirecte de l’URSS, l’Occident doit impérativement apprendre à développer une contre-manœuvre extérieure, qui reposera en grande partie sur la cohérence recouvrée, la fermeté et la solidarité du bloc occidental pour enrayer l’érosion de son prestige. La contre-manœuvre intérieure devra s’appuyer sur une capacité à déjouer les stratégies d’usure de la guerre de guérilla, en protégeant les populations, en contrôlant les médias et en préservant nos forces pour nous inscrire dans la durée : l’attaque directe est à proscrire absolument.

Conclusion :
La stratégie n’est pas une politique ; elle est totalement subordonnée au politique qui doit clairement indiquer les buts et les volumes de forces à y consacrer. En outre, la stratégie ne doit pas être limitée au domaine militaire. Néanmoins, la conduite des forces armées ressort de la stratégie militaire et la politique ne doit pas s’y immiscer.
La stratégie est une invention perpétuelle, qui doit être sans cesse renouvelée car les hypothèses ne cessent d’évoluer, ce qui était autrefois méconnu (on pensait que la stratégie énonçait des principes constants et que c’était leur déclinaison tactique qui variait dans le temps). La préparation et le renseignement (recueil et analyse) sont les piliers de l’étude de la conjoncture, qu’il nous faut impérativement perfectionner.