Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes de Julien Campredon

Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes de Julien Campredon

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 19 mars 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 9 étoiles
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Ironiquement caustique et subtilement délirant

Ce recueil de nouvelles est aussi délirant que le laisse présager son titre. J’ai eu beaucoup de mal à le lire dans le métro tant certains passages étiraient sur mes lèvres un sourire béat que j’essayais vainement de contenir ou menaçaient de me secouer d’une crise de fou rire. Dès les rabats de couverture, la verve de l’auteur est évidente et l’éditeur, dans sa très longue préface où il relate les errances de l’auteur en quête de la bibliothèque infinie de Jose Luis Borges, en rajoute une couche ! L’auteur parviendra d’ailleurs par la trouver mais se heurtera, dans une scène digne de « Brazil », à une administration tatillonne qui finira par l'embaucher après qu'il s'est perdu dans les rayons et a commencé à utiliser les livres pour ses besoins hygiéniques… A la note de l’éditeur répond une note finale de l’auteur tout aussi délirante ; ces deux notes semblent sous-entendre (mais peut-être ai-je trop interprété) qu’ils sont peut-être une seule et même personne atteinte de schizophrénie…

Les nouvelles de Julien Campredon sont ancrées dans la réalité quotidienne la plus triviale (un entretien à l’ANPE, une fête municipale, la surveillance d’un musée de province, les fêtes de vendanges, une promenade dans les Causses, les turpitudes de la vie de couple, les désirs refoulés et les déceptions d'une vie qu'on aurait voulu plus belle, etc.) mais la transcendent, en la faisant basculer par les procédés du fantastique (comme l'arbre qui tue et avale le citadin aigri qui s'est installé en pleine nature ou la rencontre, un soir d'orage, du maire et du représentant de rond-point) ou en la transportant dans l’univers du conte et du rêve éveillé, avec un mélange de lucidité cruelle et d’humour absurde. Les situations et les personnages sont abracadabrants mais étrangement cohérents dans ces univers à la fois décalqués et décalés du nôtre. En fait, même dans ses plus grandes exagérations, l’auteur ne verse jamais dans le délire gratuit : ses univers (le plus souvent enracinés en Occitanie) sont clairement un reflet de notre monde quotidien et banal, mais comme vu à travers un hublot onirique au verre déformant. Il en profite, avec un humour caustique très corrosif, parfois même franchement trash et un peu potache, pour décocher des attaques contre nos vies prosaïques entravées par une bureaucratie étouffante. Outre la "beaufitude", l'administration (notamment l'ANPE) et la culture sont ses cibles favorites, comme si l’auteur avait eu maille à partir avec les DRAC ou le ministère de la culture.

Une ironie mordante, une imagination intarissable, une appétence pour le ré-enchantement du monde et une pointe de cruauté trash, qui ne redoute pas de franchir les limites du bon goût, sont les armes de Julien Campredon dont la double virtuosité est, grâce à un indéniable talent d'écriture, de de savoir très habilement doser tous les ingrédients et de maîtriser à la perfection l’art des changements de registre (un peu à l’instar du recueil de Grégory Mion dont j’avais fait un commentaire de lecture sur CL). Il est juste dommage que l’auteur ait commencé son recueil par la nouvelle « Heureux comme un samoyède », que j’ai trouvé être la moins habile et la moins subtile du recueil.

Par ailleurs, il faut souligner l’élégance de l’édition : beau papier, belle couverture fauve avec une illustration gravée par foulage (comme le précise l’éditeur) dans l’épaisseur du papier.

Pour vous donner une idée du style de l'auteur, je vous recopie ci-dessous l'incipit d'un rendez-vous à l'ANPE et trois extraits (dont le début) de la nouvelle qui donne son titre au recueil :

Il était une époque et une société dans laquelle, ne sachant plus quoi faire de la jeunesse, on avait remplacé la vacuité du service militaire par des heures, voire des vies, perdues dans les agences nationales pour l'emploi.

***

Aujourd'hui, le plus curieux, c'est que - même ma promotion - tout m'indiffère.

Je n'aime pas l'hiver. Du coup, je préfère prendre mes vacances en été et donc, désireux de fouler de belles moquettes, j'ai suivi à partir de décembre un stage dans un service de direction de la Culture.
Souvent, j'essaie d'expliquer, on ne comprend pas, que pour moi les gens qui vivent dans ces services sont ce que j'appelle des elfes : race supérieure ou élite sirupeuse qui boit du champagne et de la musique de chambre. Faire ça, "elfe", ça me plaisait, alors que par exemple notaire, non, trop compliqué, il aurait fallu calculer des dévolutions légales ; et en même temps, punk, non plus : on vomit trop. Je rêvais d'un entre-deux, être artiste ou quelque chose d'aérien, directeur culturel par exemple, et c'est ainsi qu'après avoir commencé un stage dans l'événementiel, j'ai été amené à découvrir plusieurs postes, des plus aux moins qualifiés. En janvier, je fus affecté à la surveillance nocturne du musée des Carmélites, institution qui propose, en plus de l'exposition de son fonds permanent, les mardis soirs, concert de musique Renaissance, les jeudis à dix neuf heures, concert d'orgue. J'avais déjà assisté à un concert là-bas. L'an passé peut-être, du haut d'un superbe perron de pierre blanche, un employé du genre italien jovial avait maintenu ouverte la lourde porte de chêne tandis que les visiteurs, tous notables délicieux issus du milieu culturel, avaient passé le sas en verre et s'en étaient allés flotter vers le grand hall. Là, tout ce beau monde avait resplendi des mille feux de ses diamants et autres soieries, au point de prendre des allures de train féérique. Dans mon souvenir, ils ne marchaient plus : ils glissaient ne laissant dans leur sillage que les réminiscences des effluves les plus coûteux, et cette nuit-là, petit elfe, j'avais été entraîné pareil à une plume dans ce courant diaphane ventilé par les créatures exquises.
C'est la tête pleine de ce souvenir heureux, et des ailes me poussant déjà dans le dos, qu'un soir, je me présentai sifflotant à 20 heures 12 sur le perron du musée.
(...)
Les artistes, ils étaient encore plus blonds que des cadres culturels, ils étaient grands, ils étaient aryens et face à eux, pour le coup, nous n'étions rien, de la poussière, du pas beau qui pue la mort, la sueur et le cassoulet. Ils étaient dans des peignoirs en satin et je crois qu'ils n'avaient pas de pieds car de toucher ce monde de leurs orteils, ça les aurait salis. J'avais envie des les bénir et d'essuyer leurs souillures de mes cheveux afin qu'ils continuent à incarner le Beau éternel.
(...)
Dès cette première alerte, nous avons enfilé nos gilets pare-balles et nous nous sommes installés à nos postes de garde respectifs. Au début les punks venaient seulement par deux ou trois et, totalement bourrés, ils essayaient simplement de vomir ou de pisser sur le perron. Alors on les tuait. Comme ça, pour l'amour des elfes : car nous savions que nos supérieurs hiérarchiques feraient semblant de ne pas remarquer les traces de sang dans les allées du jardinet, devant le perron : oui, ils feraient semblant, mais au fond de leurs cœurs supérieurement hiérarchiques, ils ne nous en aimeraient que davantage, pour autant qu'il soit possible à un supérieur d'aimer un subalterne. Alors on tuait les punks, enfin au début, parce que dès le milieu de la nuit il y en a eu plein qui se cachaient derrière ceux que nous avions déjà alignés. Si bien que vers trois ou quatre heures du matin, un de leurs commandos a réussi après avoir subi de lourdes pertes à se replier en emportant avec lui un superbe buis empoté dans un vase des manufactures royales d'Anduze, un de ceux qui servent à cacher la réserve à poubelles.

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