Les malchanceux
de Bryan Stanley Johnson

critiqué par Débézed, le 11 mai 2012
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Derby mancunien
Avant même de pousser la couverture de ce drôle d’ouvrage, vous serez certainement déjà séduit, peut-être même un peu surpris, par l’objet que l’éditeur vous propose : un coffret cartonné de très belle qualité qui dévoile, dès que vous en avez franchi la porte-couverture, un ensemble de petits cahiers (vingt-sept), d'une à une dizaine de pages, d’une jolie calligraphie. Un bien bel objet littéraire qui invite à une lecture immédiate. Mais avant de se lancer dans la lecture de ces feuillets, il faut prendre connaissance de la préface de Jonathan Coe qui fournit de nombreuses clés tant sur la forme que sur le fond de cet ouvrage si particulier dont les chapitres peuvent se lire dans n’importe quel ordre, sauf le premier et le dernier qui doivent être lus selon l’ordre habituel.

Dans ce texte, l’auteur raconte un déplacement qu’il a effectué quand il était journaliste sportif pigiste, à Manchester, sans doute mais il ne le dit pas, on le comprend seulement, pour couvrir un match de football qui devait opposer City (Manchester City ?) à United (Manchester United ?). Il y a cinquante ans déjà, Man U et Man City divisaient les Mancuniens mais l’argent n’avait pas encore perverti le jeu, et surtout l’enjeu, et Johnson pouvait se lamenter du faible traitement alloué aux joueurs.

En se rendant au stade pour suivre le match, il redécouvre la ville où il était déjà venu dans le passé pour rendre visite à son ami maintenant décédé des suites d’un cancer. Il reconnait les monuments, apprécie l’architecture et se souvient des pubs où il descendait avec cet ami dont les souvenirs affluent et on peut suivre la chronologie de leur relation à travers l’évolution de la maladie de celui-ci. Le texte ne comporte aucune autre chronologie, si ce n’est celle qu’on peut déduire du nom des petites amies de l’auteur. C’est la chronique de la vie de ces deux amis évoquée surtout à travers les lieux qu’ils ont fréquentés ensemble : maisons, appartements, édifices publics, monuments et bien évidemment les pubs dont Johnson fait des descriptions méticuleuses.

Il écrit son texte comme on raconte sa vie, ou une histoire, avec des phrases longues, bien articulées, proustiennes selon Coe, qui coulent comme un fleuve anglais, comme la Mersey, paisiblement en charriant un lourd flot de mots où s’insèrent des blancs pour des respirations, comme sur une partition, des réflexions, des interrogations,… Et pour rester proche de ce langage parlé, il omet presque systématiquement le « ne » dans les négations. Il écrit ce dont il se souvient au risque de travestir la vérité, de s’égarer, d’être trahi par sa mémoire.

Cet ouvrage est comme un puzzle qu’on peut assembler à sa guise en commençant, soit par les bords, soit par le centre là où sont les personnages importants ou les éléments les plus en vue. C’est bien évidemment un exercice de création littéraire formelle mais c’est aussi une évocation de la maladie, de la déchéance physique, de l’agonie, de la mort qui pose la question de l’utilité et de l’intérêt de l’existence. On pourrait aussi évoquer l’amitié, le talent, la difficulté de faire reconnaître celui-ci, la galère de la création littéraire…

Avec ce Proust du rectangle vert, c’est une double ration de plaisir que dégusteront les amateurs de football et de littérature.
Puzzle littéraire 6 étoiles

Il est alléchant (mais peu fonctionnel...) ce coffret blanc et satiné, à la jolie couverture, tout rempli de petits livrets qu'on peut donc lire (à l'exception du premier et du dernier) à sa guise, dans un ordre guidé uniquement par le hasard.
La démarche littéraire est novatrice, avec un refus très net de la linéarité narrative et une façon originale de relater des souvenirs qui sont reliés entre eux sans l'être, un "procédé pour réussir à rendre le fonctionnement aléatoire du fonctionnement de l'esprit".
B.S. Johnson se refuse d'autre part à faire de la fiction "raconter des histoires, c'est raconter des mensonges" et s'attache donc à "écrire la vérité sous la forme d'un roman".

Un projet ambitieux et très louable, mais avec un résultat un peu en deçà des espérances qu'on pouvait porter en lui.
On s'attend en effet à quelque chose de surprenant et, au final, chaque livret correspond à une anecdote, un moment précis que l'auteur se remémore, souvenirs qui se mélangent au quotidien à Nottingham et ses petites tranches de vie.
On s'en doutait un peu, dans le fond...
Le style, proche du langage parlé, est rythmé et éloquent, mais il manque de poésie, de profondeur.
Trop de quotidien rapporté au détriment du ressenti du narrateur.
Du coup, celui du lecteur reste un peu neutre, en tout cas beaucoup trop.

Sissi - Besançon - 53 ans - 16 septembre 2012


Roman à structure éclatée 6 étoiles

Jonathan Coe l’explique dans la préface, B.S. Johnson a résolument voulu faire dans l’innovation :

« Alors, que se passait-il, dans cet esprit, dans cette tête, ce samedi après-midi alors que Johnson s’attelait à faire le compte rendu de son match de foot ? Les souvenirs de Tony affluèrent, désorganisés, mouvement confus qu’interrompaient seulement le match et la rédaction du compte rendu. La confusion, la structure refusée par le flux des souvenirs, il fallait la raconter, et le plus fidèlement. Mais cette spontanéité impossible à contrôler, découvrit-il, était « contredite par le fait qu’un livre soit relié : le livre relié impose un ordre, contraint par la pagination, au matériau brut. » Et comme toujours avec lui, la solution à ce problème fut encore radicale : les pages des « Malchanceux » ne seraient en aucun cas reliées. »

Les pages des Malchanceux ne seraient en aucun cas reliées … D’où un « Mode d’emploi », lorsque vous ouvrez le coffret cartonné contenant les feuillets :

«Ce roman possède vingt-sept sections temporairement tenues ensemble par un bandeau amovible.
Exception faite du premier et dernier « chapitres » (indiqués comme tels), les vingt-cinq autres peuvent être lus dans n’importe quel ordre.
Si le lecteur préfère ne pas accepter l’ordre dans lequel il a reçu le roman, qu’il se sente libre de le réarranger, avant lecture, dans l’ordre que lui offrirait le hasard. »

Parti-pris effectivement novateur. Résultat peu convaincant à mes yeux, je n’ai pas bien senti une plus-value au fait qu’on puisse mélanger les « chapitres à l’exception des premier et dernier. D’autant qu’il règne quelques hiatus dans cet exercice ; on se retrouve en effet par exemple avec le narrateur à se demander où il va manger, avec liste des possibilités locales, quand on a lu peu avant comment et où s’était déroulé le repas en question …
La trame du roman est la suivante. Un journaliste sportif est envoyé, comme chaque week-end, dans une ville des Midlands pour couvrir un match de football ? Cette fois-ci entre City et United.
- Et là, une curieuse ambiguïté puisque si City et United évoquent irrésistiblement la ville de Manchester avec ses deux fameuses équipes, Jonathan Coe dans sa préface parle clairement de la ville de Nottingham, plutôt corroboré par des noms de rue donnés par Johnson dans le corps du texte (Castle Boulevard, University Boulevard, …). Mais pourquoi diable Manchester City irait affronter Manchester United à Nottingham ?
A noter que Johnson ne donne pas de nom de ville ni ne précise Manchester autour des vocables « City » ou « United ».
Notre journaliste sportif déboule donc en train dans « cette ville des Midlands » pour le match de fin d’après-midi quand il réalise qu’il connait cette ville, qu’il y est venu pour celui qui fut son ami le plus cher, mort depuis. Et le voilà du coup plongé dans les affres du souvenir, ou des lambeaux de souvenir (oui, notre journaliste présente certainement déjà des prémisses alzheimériens !). Il va passer les quelques heures qui précèdent le match à revisiter le passé associé à cet ami, à recoller des morceaux avec des lieux de cette ville (pubs, monuments, rues, magasins, …) et tout ceci dans un ordre aléatoire – d’où cette présentation foutraque et l’idée du roman non relié.
C’est fort bien écrit et ça évoque davantage Proust dans le style qu’un journaliste sportif mais je ne suis pas sûr que le but visé soit atteint. Quant à moi, ça m’a laissé sur ma faim …

Tistou - - 67 ans - 8 septembre 2012