Lettre historique & politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie
de Denis Diderot

critiqué par Gregory mion, le 1 avril 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Du boutiquier au grossiste dans la matière des livres.
C’est une longue lettre, comme on n’en ferait plus guère de nos jours, si l’on devait se préoccuper de la chose littéraire. C’est que pour nous le commerce de la librairie est un sujet presque entendu. Le livre est en cours de dématérialisation, les petits vendeurs ferment discrètement boutique sous l’effet de la numérisation galopante, mais il subsiste des poches de résistance sur les quais de Seine à Paris où les bouquinistes contrarient les plans d’uniformisation. Il existe aussi des barrages provinciaux comme par exemple la librairie Le Bleuet, sise à Banon, un pittoresque village de Provence qui siège quelque part non loin de Manosque. Et puisque la francophonie est très présente par ici, rendons hommage aux lecteurs du Québec, ce sont des gens inquiets de la langue et du livre, et ils ont des adresses de caractère le long de la rue Saint-Denis à Montréal.
À vrai dire, les inquiétudes évoquées par Diderot sont assez comparables à celles que l’on pourrait exprimer maintenant. On peut en gros résumer le propos de cette longue missive à travers une question qu’avait posée Walter Benjamin pendant les années 1930 (cf. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique) : comment évaluer le rapport entre l’art et la technique quand la technique semble annoncer une nouvelle définition de l’art ? Soit : quelle est la partie survivante d’une œuvre que l’on peut dupliquer à l’infini ?
Dans l’absolu, la persévérance de l’imprimerie après la Renaissance a eu des effets positifs. Ce sont plutôt les techniques de commercialisation qui ont manqué de clarté. La dérégulation des fonds de commerce et la multiplication des contrefaçons constituent un écho précoce à ce que nous disons actuellement du milieu financier. Diderot a même tendance à résoudre le problème d’une manière un peu accommodante en séparant les productions populaires des productions géniales : le génie, écrit-il, est condamné à être lu par les générations suivantes. Cette rhétorique du génie confirme la difficulté du commerce de la librairie dans la mesure où les meilleurs ouvrages ne seraient pas privilégiés, ou alors ils le seraient par le fruit du hasard. Il insiste alors sur la nécessité d’une application stricte de règles commerciales en partie existantes, tout comme il stipule à son destinataire magistrat les relativités de la censure, ce qui tend à confirmer l’idéologie sécessionniste à travers laquelle semblent vivre d’un côté les gens de lettres, et de l’autre les gens de droit. Autrement dit, l’éternité du stéréotype confirme peut-être l’effectivité d’un état de fait, à savoir que la littérature ne devrait pas se confondre avec un fonctionnalisme économique, ni même avec un déterminisme de profession.

Dans cette veine anxieuse, Benjamin a fait remarquer que les techniques modernes de reproduction engendrent un morcellement de l’œuvre originale – le montage cinématographique, par exemple, renforce la position d’un acteur qui s’exprime moins devant des spectateurs que devant des machines (laissons toutefois de côté les retombées pertinentes de ce modus operandi). Au sujet de la reproduction des œuvres, Diderot critique les désagréments qu’un auteur rencontre si jamais il souhaite modifier une partie de son livre, ajouter un paragraphe, réformer une partie de son entendement, etc. Le joug commercial ne favorise pas la délicatesse de la pensée. Tout au contraire, il apparaît que les propensions économiques introduisent une sournoise standardisation des œuvres. Ce point n’est pas tout à fait explicite dans la lettre de Diderot, mais le recul que nous possédons nous le rend limpide compte tenu des qualificatifs esthétiques que l’on ose attribuer aujourd’hui à certaines personnalités dédaignables.
Au reste, toujours à suivre la pensée subtile de Benjamin dans la perspective d’un modeste éclairage d’un esprit aussi « numineux » que celui de Diderot, on dira que l’affirmation d’une nouvelle technique s’accompagne chaque fois d’une espérance utopique. C’est-à-dire que la technique, en définitive, est à la fois la preuve de « petites étincelles de hasard » (dixit Benjamin) en même temps qu’elle est l’objet possible d’une pensée intrépide. Par conséquent, toutes proportions gardées, les livres qui sont publiés en masse à l’époque de Diderot ne sont plus exactement ceux qui parlaient aux esprits insulaires de la Renaissance gréco-latine (telle que la photographie est une re-présentation de la nature qui parle autrement à nos yeux), et nous pouvons supposer que cette déferlante bigarrée de littérature a non seulement interpellé le célèbre encyclopédiste par ses colorations, mais qu’elle lui a également transmis l’intuition d’un commerce si régulé qu’il finit par ressembler aux schémas de la vente par correspondance. Ainsi, ce qui a peut-être manqué à Diderot, c’est tout juste le vocabulaire contemporain pour parler de « librairie en ligne » car, n’en doutons pas, il en avait forcément l’intuition quand il s’interroge sur la police de la librairie.