Potemkine ou le troisième coeur
de Iouri Bouïda

critiqué par Stavroguine, le 29 mars 2012
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Coupable
Fiodor Ivanovitch Zavalichine – Théo pour ses quelques rares intimes – a tué.

C’était à Odessa, en 1905, lors de la répression de la célèbre mutinerie des marins du cuirassé Potemkine, immortalisée par Eisenstein dans son film. C’est à l’occasion du visionnage de celui-ci, vingt-et-un ans plus tard à Paris, où il habite comme bon nombre de Russes ayant fui la révolution bolchévique, que Théo prend conscience de son crime. D’ailleurs, de crime, il n’y en a peut-être pas eu : l’ordre était de tirer au-dessus de la foule et, dans la cohue, Théo n’était sûr de rien, n’a rien vu. Toujours est-il que depuis qu’il a été confronté à ses images – les corps qui tombent, le fameux landau fou qui dévale les escaliers du port – Théo est torturé par sa conscience, au point de se rendre dans un poste de police pour demander en vain à ce qu’on l’arrête. Pour le journaliste qui relate cet événement, Dieu s’est réveillé en lui.

Le fait divers est authentique et Bouïda, dans la tête duquel il trotte depuis une trentaine d’années, en tire une sorte de road trip à travers le Paris, puis la France, de l’entre-guerre, dans le cercle de ces nombreux immigrés russes qui les peuplaient alors.

Le début n’est guère convaincant : les quelques premiers courts chapitres se limitent à jouer du charme des années 20 à Paris pour donner au roman une coloration exotique. Quelques anecdotes, un brin de culture, mais pas grand-chose de substantiel à se mettre sous la dent. Ca, c’est avant de rencontrer Théo.

Théo est un personnage on ne peut plus dostoïevskien, une sorte de moine Zossime tiraillé par un crime qu’il avait oublié – le livre est d’ailleurs ponctué de multiples références au maître, mais comment passer à côté quand on est russe et qu’on écrit un roman dont les thèmes centraux sont la culpabilité, Dieu et les notions de bien et de mal ? Ce grand dadais innocent, ce « géant candide », est un Christ destiné à porter le péché du monde (et "Gardez la monnaie !") . Qu’il s’agisse des crimes de son compagnon meurtrier, de la luxure d’un premier amour, de l’avarice et de la jalousie de la femme qu’il entretenait, ou encore de la haine de la petite Mado qu’il recueille et qu’il aime, Théo prend tout sur lui, à son compte, endosse la culpabilité du monde et, tel Jonas, attire sur lui le courroux des hommes dans l’espoir d’obtenir le pardon de Dieu. Toutefois, Théo reste un homme, et un homme dépassé par ce nouveau sentiment et les questions qui y sont liées : est-il coupable d’un crime qu’il a commis innocemment, quand sa tête était occupée par des pensées impures ? que veut dire que Dieu s’est réveillé en lui et pourquoi le réveil d’un Dieu miséricordieux le fait tant souffrir ? et si Dieu sommeille en chaque homme, tue-t-on Dieu lorsque l’on tue un homme ? Outre Dostoïevski, Zola, Pascal, la Bible et la mythologie grecque (une très belle réflexion sur le Minotaure) seront convoqués pour l’accompagner dans ses réflexions sur ces notions de honte et de culpabilité.

Potemkine ou le troisième cœur est donc un roman très russe. Les thèmes sont universels, mais approchés à la manière des maîtres de la littérature russe du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, au point même que les emprunts sont parfois trop nombreux, au point où on pourrait se demander si ce qu’il y a de meilleur dans le roman, ce ne serait pas finalement ces citations et ces réflexions autour de ce que d’autres ont écrit. Le reste, en effet, est plus inégal. Ainsi, la spirale de crimes à mi-roman pourra énerver, tout comme la galerie de personnages caricaturaux – des femmes arborant d’énormes poitrines opulentes, des gamines unijambistes, des gueules-cassées, des femmes difformes et lubriques… On dirait parfois que l’auteur pioche dans ce qui est à la mode : un peu d’onirisme à la Murakami, un peu de Parfum… La construction aussi pourrait être à revoir : les personnages entrent à l’improviste, apportent quelque chose, puis sortent par un procédé grossier pour ne plus jamais être évoqués.

Toutefois, on regardera volontiers à côté de ces quelques défauts. Théo est un personnage lumineux qui porte le roman comme certains grands acteurs peuvent porter un film : sans cette performance éclairée, on tomberait facilement dans la médiocrité, mais non, pas là. Le personnage de Théo transcende le roman, il irradie et transforme un roman lambda en une œuvre lumineuse. Une lumière qui jaillit des ruelles sombres par le biais d’un personnage torturé. On vous parlait de roman russe…