Les templiers et le suaire du Christ
de Barbara Frale

critiqué par Patmos, le 11 mars 2012
( - - ans)


La note:  étoiles
Science et inéluctabilité.
Barbara Frale, médiéviste spécialiste des Templiers et paléographe, est de plus historienne des archives secrètes du Vatican. Ce statut “pose” son ouvrage, mais c’est une conviction bien plus personnelle qui transpire à l’arrière plan, laissant deviner une retenue à déborder des codes de sa discipline, en tous cas sur ce sujet particulier. En effet, ce livre apparaît comme une synthèse autant satisfaisante que frustrante aux familiers du Suaire et de l’Ordre du Temple. L’auteur y reprend, du point de vue traité ici, celui du Temple, toute l’histoire déjà par ailleurs développée du Linceul de Turin et du procès des Templiers, source principale des témoignages concernant le culte que lui auraient rendu ces derniers. Madame Frale offre un survol cohérent de la rencontre et de la destinée commune, pour un temps, du Suaire et de l’Ordre. Si parfois le paysage s’embrume de certaines longueurs qui confinent à l’alibi "historicisant", l’Auteur parvient la plupart du temps à circonscrire le long et mystérieux parcours du Sindon à l’aune de l’épopée templière connue, et tisse des liens inédits que certains avaient déjà pu entrevoir sans jamais pouvoir les exprimer. La réserve évoquée plus haut provient du traitement herméneutique du riche corpus ici mis à jour, mais il s'agit bien sûr d'un autre domaine.

Ainsi, reprenant pour grande partie les thèses développées par Ian Wilson (1) tout en instruisant leurs limites (p.103), Barbara Frale trace le Saint Linceul à Constantinople, avant de supputer une acquisition par l’Ordre des Templiers après le sac de la ville en 1204. L’hypothèse de la possession de la relique par la famille de La Roche (p.268) et son dépôt aux environs d’Athènes dans une mystérieuse église (p.269) le dispute à sa détention première par les Templiers allemands, dont de nombreux sceaux officiels font alors figurer la Sainte Face. Quoi qu’il en fût, le Suaire aurait été ensuite intégré à une liturgie élitiste au sein de l’Ordre en France, et aurait servi, entre autres, à “charger” spirituellement les fameuses cordelettes initiatiques ceignant les Adeptes. Tous les arguments historiques récents sont évidemment amenés ici à bon escient, et l’on peut nettement distinguer le système de reproductions de l’image du linceul qui a présidé au culte (secret et réservé à quelques-uns) de celle-ci dans nombre des maisons de l’Ordre. Pour B. Frale, nul doute n’est permis, la fameuse idole “adorée” par les Frères Chevaliers est bien l’image du Christ telle qu’elle apparaît sur le Saint Suaire ou sur les copies qui en furent faites. L’historienne effectue par ailleurs d’heureux glissements sociologiques en rappelant, par exemple, la différence de constitution psychique de l’homme du Moyen-âge, évoquant, fort à propos, la perception intuitive que pouvait avoir ce dernier d’un témoignage aussi puissant de la réalité "thanatologique" du parcours christique, au regard de la proximité de la mort dans le quotidien médiéval (p.203): la rigidité cadavérique inscrite dans le lin parlait vrai, plus, elle confirmait de façon réaliste que " le Christ avait souffert et était ressucité d'entre les morts le troisième jour ".

Sur ce point précis - la formation de l'image -, l’Auteur ne développe pas (p.215), le propos sortant du strict cadre historique, et précise simplement: “ Il s’agit d’une sorte de projection optique, de quelque chose, qui, en un certain sens, rappelle l’holographie...Les recherches de pointe s’intéressent à certaines hypothèses qui semblent particulièrement probables. Celle qui retient le plus l’attention des spécialistes présuppose l’effet d’une radiation très puissante (provenant du corps lui-même*), de très forte intensité et de très brève durée (quelques centièmes de seconde) capable d’opérer une impression sur le tissu et d’oxyder ses fibres à sa surface sans les brûler: cette radiation permettrait d’expliquer beaucoup de choses restées jusqu’à présent sans explication, comme le fait que l’intensité de l’image est liée à la distance du drap par rapport au corps qui y fut enveloppé...” En fait, lorsque l’on connaît le dossier scientifique, on peut être abasourdi. Car ce sont des centaines de détails qui ne sont pas évoqués dans le livre - ce n’est pas son sujet -, qui ne relèvent pas de la physique ordinaire. Nous renvoyons pour cela à différentes études de grands laboratoires, toutes édifiantes dans leurs constats.(2)

Maintenant Barbara Frale insiste beaucoup sur la motivation pragmatique voire politique des Templiers à posséder secrètement la Relique. Et pour ce faire détaille le contexte de l’époque, insistant sur la dimension gnostique de l’hérésie cathare (p.243), que le suaire pouvait directement invalider. Certes, mais certainement le principe de la chose se situait-il en amont de telles préoccupations. Les Templiers étaient Chevaliers du Christ, initiés véritables du moins pour l’élite d’entre eux. Certainement existait-il un impératif d’ordre supérieur, une fonction particulière liée à un degré spirituel, qui les reliait spécifiquement au Linceul du Christ. A ce propos, une récente découverte citée par l’Auteur (p.227), mais non interprétée par elle, attire l’attention: “...une dernière inscription, plutôt claire et cohérente: elle se trouve un peu au-dessus du genou droit , est disposée autour d’une croix (...) les parties d’une prière en latin: “Jésus très saint aie pitié de nous” . Au-delà de la facture gothique et vraisemblablement templière de cet ex-voto ayant déteint sur le tissu, c’est d’abord sa similitude avec la prière du coeur hésychaste (3) - et donc relevant de l’initiation chrétienne - qui s’impose ici avec force.

Sur le plan purement technique, Barbara Frale suggère fortement, après des réserves d'usage, que le Suaire aurait pu être caché, grossièrement replié, dans une jarre de type Qumrân (p.190) dans la première partie de son parcours, établissant ainsi la possibilité d'un lien avec les esséniens. Et pour en finir définitivement avec la récurrente et désastreuse histoire de la datation au carbone 14 de 1988, elle rappelle, entre autres preuves flagrantes, que l’existence, en Hongrie, du Codex de Pray - daté de 1192-1195 - sur lequel est représenté sans doute possible le Saint Suaire avec ses altérations déjà anciennes, ainsi que le détail du tissage en chevrons, rarissime, pulvérise les obstinations à dater le tissu du 13ème siècle (p.206). Ce ne sont là que quelques unes des certitudes qui émaillent vigoureusement l’ouvrage.

Nous signalerons enfin, à titre personnel et pour conclure, un lien plus intuitif que formel entre toute une série de noms de seigneurs Templiers - dont beaucoup sont cités dans le livre de Barbara Frale - en rapport avec le Saint Suaire et une zone géographique (p.164) assez restreinte de la Bourgogne: Champlitte, Til-Châtel, Mirebeau, Mont-Saint-Jean (Montsaugeon), que nous élargirons très peu avec Saint Hippolyte-sur-Doubs (De La Roche), Ray-sur-Saône (De Ray), Lirey (De Vergy/De Charny) etc.. et rappellerons que Jacques de Molay lui-même fut initié à Beaune, par Humbert de Pairaud, en 1265, dans une petite chapelle qui existe toujours. Cette terre particulière aurait-elle donc pu accueillir la Sainte Relique dans un contexte sécurisé - familial? Initiatique? - entre le moment où l’Ordre du Temple fut éradiqué et celui où elle réapparut, toujours dans la même famille, à Lirey en 1353, voire encore bien avant ?

Sylvain Labeste pour Patmos.

(1) Ian Wilson: L’énigme du Suaire Albin Michel 2010.
(2) http://www.30giorni.it/articoli_id_22639_l4.htm
(3) Voir Entretiens avec un ermite de la sainte Montagne sur la prière du coeur , Seuil,1988, p.75. et Petite Philocalie de la prière du coeur, Seuil 1979, p.183 (Grégoire le Sinaïte).
* C'est nous qui précisons.