La longue marche
de Rafael Chirbes

critiqué par Darius, le 16 septembre 2002
(Bruxelles - - ans)


La note:  étoiles
Tranches de vie sous le franquisme
"L’Espagne est un éternel pays nocturne et intransigeant, ce pays de Caïn où toujours la moitié s'empare du tout par la force et l’oblige à se mettre à son service, un misérable pays qui crie "Vive les chaînes" et promène ses tyrans sous des dais, qui utilise le nom de Dieu comme un pistolet pour tirer sur son prochain, où les évêques bénissent les murailles ébréchées par l’impact des balles et tachées de sang. Après la longue guerre et la terrible nuit qui l'a suivie, il ne reste rien qui présente des symptômes de vie en Espagne. Penseurs savants et poètes sont morts fusillés ou ont été obligés de partir. Seule l'ordure est restée : énergumènes en sueur donnant des coups de pied dans un ballon ; odeur de sang et de fumier, cris de barbares autour d'un rond où l’on torture un taureau ; chanteuses qui puent des aisselles quand elles lèvent les bras pour jouer des castagnettes ; et curés qui sucent le sang de l’ignorance et de la peur qu'ils font régner après tant d’années de mort et engraissent ; gros bras qui travaillent en groupe, qui terrorisent en groupe, qui frappent et tuent en groupe."
Face à cette situation, étudiants pauvres ou bourgeois, travailleurs dont les camarades grévistes se sont fait assassinés par la police, décident de réagir en se réunissant dans des endroits tenus secrets, sous des noms d’emprunts pour mettre une stratégie au point et surtout pour être prêts lorsque le moment sera venu de changer de régime. "Désormais, les cours et le ciné-club auxquels ils consacraient leur temps n’étaient plus de simples activités culturelles, mais ils devenaient les pièces d’un puzzle qui se construisait en secret dans tout le pays et qui dessinait peu à peu un pays parallèle, dans l'ombre, dont la géographie secrète remplacerait au moment le plus inattendu, la sordide géographie des terrains vagues et de la misère, de jeeps policières et d'uniformes militaires, les salles léprosées du collège de prêtres-ouvriers où ils s’étaient faufilés comme professeurs, les informes bidonvilles qui surgissaient de la boue comme un troupeau de bêtes malades.
Ils étaient les fils d’une gigantesque tapisserie. Les discussions au cours desquelles on décidait , s’il fallait à l'Espagne, pour sortir de la dictature, une révolution bourgeoise, une démocratie populaire ou une implacable dictature du prolétariat"
Les discussions ne sont pas uniquement politiques, on s’interroge aussi sur l’amour, sur l'homosexualité, sur la famille. "L'Espagne possède une bourgeoisie désincarnée, dépourvue de courbes et de volumes. Chez moi, comme dans toutes les maisons de la bourgeoisie espagnole, les seules baisables, ce sont les bonnes, tu ne trouves pas que c'est une raison suffisante pour faire la révolution ?"
Voilà pour l'idéologie du bouquin. A côté de cela, il y a les gens qui naissent, qui vivent, qui s'aiment,
qui se détestent, qui se séparent, qui rêvent, qui sont heureux ou malheureux…
La première partie du livre nous livre dans le désordre la vie de quelques familles vues sous la lorgnette de l'enfance.
Les chapitres n'étant ni numérotés, ni titrés, on a parfois du mal à s’y retrouver, d'autant plus que l'auteur revient sur l’histoire d'une famille en nous racontant la suite quelques chapitres plus loin. Finalement, on ne sait plus de quelle famille il s'agit et le lecteur perd facilement le fil. C’est le seul reproche que je ferais à cet ouvrage largement puisé dans les souvenirs personnels de l’auteur et que je me remémore avec plaisir, pour avoir côtoyé ces militants Espagnols et avoir partagé quelques-unes de leurs aventures.
Les quelques extraits que je vous ai sélectionnés vous donne une idée de ce style que j’ai énormément apprécié, tout en y ajoutant un bémol "l'absence d'humour", cet humour
décapant si typique des Espagnols même aux heures les plus sombres et dans les instants les plus tragiques.