De la très haute pauvreté, règles et forme de vie de Giorgio Agamben

De la très haute pauvreté, règles et forme de vie de Giorgio Agamben

Catégorie(s) : Sciences humaines et exactes => Spiritualités , Sciences humaines et exactes => Philosophie

Critiqué par Gregory mion, le 18 février 2012 (Inscrit le 15 janvier 2011, 41 ans)
La note : 10 étoiles
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De Altissima Paupertas.

Ce livre se donne pour sujet la dialectique de la règle et de la vie, à savoir le dialogue entre des normes implicites et des inclinations naturelles. Existe-t-il une règle suffisamment exemplaire pour que son application se confonde avec la vie sans la contraindre à un régime d’astreintes multiples ? En d’autres termes, on doit se demander si la vie est encore possible quand on veut la penser à l’aune d’une régulation fédératrice. Pour ce faire, Agamben interroge les modalités de l’existence monastique pour comprendre le syntagme « forme-de-vie » – c'est-à-dire que la vie prend forme autour d’une règle qui ne fait pas l’objet d’une promesse, mais plutôt l’objet du meilleur suivi possible de la règle en question. La haute probité des moines leur permet de répondre à la vie en respectant une série de commandements (chasteté, obéissance, humilité, etc.), toutefois rien n’indique la présence d’un formulaire intégral qu’il faudrait respecter à la lettre. Ce qui importe, c’est de vivre selon la règle en affirmant un vœu de vie régulière où l’impératif moral repose exclusivement sur la volonté de celui qui s’engage à effectuer ce vœu. Cette conception pour le moins moderne est défendue par Thomas d’Aquin dans sa Somme Théologique. C’est la preuve que le geste de promettre n’est pas réduit à la fonction institutionnelle de la règle ; il y a dans la promesse monacale autant de savoir-vivre que de savoir épistémique, par conséquent autant de vie que de connaissances à respecter.

La vie du monastère telle qu’elle s’est déployée au cœur du Moyen Age a posé les nouvelles prémisses de la vie en communauté après les premières applications des Anciens. Les moines rejouaient les structures de la « polis » à l’intérieur du cercle monacal. L’aspect communautaire de ce type d’existence est du reste visible dans l’étymologie du cénobitisme : « koinos bios », en l’occurrence la vie en communauté. Le cénobitisme répond ainsi à l’anachorétisme en stipulant les conditions de possibilité d’un vivre-ensemble duquel on peut dégager les fondations d’un proto contrat social. On offre aux cénobites les points de repère d’un « habitus » qu’il est nécessaire de comprendre selon deux acceptions : d’abord un habit singulier qui atteste de l’exemple cénobitique, ensuite une habitude spécifique qui va renforcer l’exemple de cette forme d’existence. Autrement dit, la force de l’exemple souligne la forme de la vie qui s’instaure en lui.
L’argument principal de l’habitude cénobitique est fondé sur le registre de la scansion temporelle. Le temps est si habilement découpé qu’il redéfinit l’existence des moines comme la pratique ininterrompue de la vie. Les gestes sont des œuvres et les paroles sont des prières ou des lectures, autant de participations au monde qui a été créé par Dieu et qui se recrée à partir du découpage temporel que suivent en toute rigueur les hommes du monastère. Ainsi l’existence monacale devient la répétition cohérente de la création divine où l’on aspire à augmenter la lisibilité du monde. On comprend dès lors que le péché aura pour conséquence de réduire cette lisibilité en infligeant au monde un segment d’illisibilité. Aussi, cet adossement à un temps archi-découpé démontre l’intériorisation de la notion même de temporalité à partir de laquelle vivent les moines. C’était là une manière de se montrer précurseur de ce que Kant affirmera du temps beaucoup plus tard, à savoir qu’il est une « structure a priori de la sensibilité ». En outre, l’intériorisation du temps prouve que l’existence monacale est irréductible à toute forme d’observance d’un seul et unique précepte. La lecture collective du monde dépend certes d’un « pactum » initial que les moines reconnaissent, mais les pouvoirs du « dominus » sont strictement encadrés dans la mesure où la sujétion nécessaire des moines n’empêche pas l’abbé de mener son gouvernement avec justice. On voit donc ici comment l’existence monastique inscrit sa forme-de-vie en s’adonnant à un échange subtil entre ce qui dépend du fait et ce qui relève du droit. C’est le point crucial qui noue ensemble la règle et la vie, et ce point trouve des éclaircissements dans la conception franciscaine.

Les Franciscains établissent un principe d’indifférenciation entre la règle et l’usage des biens où le moine devient pour ainsi dire le résultat de toutes les règles qui l’agissent. De ce point de vue, il ne s’agit pas d’insister sur un caractère de régulation purement prescriptif, mais il s’agit de suivre un exemple qui se fera « proprio motu » forme, donc forme-de-vie. Les moines s’exercent donc à un « texte » qui écrit d’abord une vie avant de préciser des ensembles de normes, et c’est sans réelle surprise le Christ qui fournit le paradigme de la règle. On juxtapose en même temps que l’on sépare « regula » et « vita », en ce sens que l’on obtient d’abord la vie, et ensuite les deux réunies (« regula et vita »). Ce dynamisme existentiel, si tant est qu’on puisse le nommer de la sorte, se constitue dans la tentative de mener une vie en dehors des déterminations du droit, et plus précisément encore en dehors des déterminations du droit romain. Cela signifie que l’homme a l’usage des choses de facto, mais il doit prendre soin de ne pas les posséder, de ne pas se les approprier (« iure naturali sunt omnia omnibus » : par la vertu du droit naturel, toutes les choses sont à tous.) Or c’est dans l’exacte séparation de la PROPRIÉTÉ et de l’USAGE que se définit la PAUVRETÉ. À suivre l’intuition d’Agamben, il faudrait se demander comment interpréter de nos jours la pauvreté quand le paroxysme de la consommation prend acte dans la destruction de l’objet possédé. Ce livre souvent difficile est une forme de réponse indirecte à cette question directe.
Enfin, il faut rappeler que la règle, si elle indique théoriquement la régularité, ne prétend pas pour autant nourrir la base générale de la loi. Ce qui différencie la règle de la force de la loi, c’est qu’elle peut être exhibée, voire exhibée dans le cas qui nous intéresse à l’intérieur d’une forme-de-vie. Les règles ne précèdent pas l’œuvre de la vie, c’est pourquoi la règle monastique se fait connaître a posteriori en forçant le respect par sa vertu d’exemplarité. Le moine promet de vivre régulièrement en saisissant progressivement l’exemplarité de sa communauté, ce qui le conduit à former sa vie, mais également à réformer positivement son entendement car l’existence précède l’exemple.

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Les éditions

  • De la très haute pauvreté [Texte imprimé], règles et forme de vie Giorgio Agamben traduit de l'italien par Joël Gayraud
    de Agamben, Giorgio Gayraud, Joël (Traducteur)
    Payot & Rivages / Bibliothèque Rivages
    ISBN : 9782743621643 ; 21,00 € ; 14/09/2011 ; 210 p. ; Broché
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