Identité inachevé
de Adonis

critiqué par Eric Eliès, le 17 février 2012
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Eloge de la Révolution, qui explique l'ambiguité d'Adonis face aux Printemps arabes
Ce livre se présente sous la forme d'une dizaine de monologues, où Adonis (l'un des plus importants poètes vivants, dont le nom est de plus en plus fortement évoqué pour le prix Nobel de littérature) parle librement de la société arabe, des relations ambiguës entre l'Orient et l'Occident et du libre épanouissement de l'individu. Le style est direct et franc, sans aucune emphase poétique mais plein d'impétuosité, et se rapproche souvent plus de la langue orale que de la langue écrite. En fait, la parole d'Adonis a été recueillie par Chantal Chawaf (qui est elle-même une grande écrivain) mais le texte, dans sa simplicité formelle, paraît n'être que la simple retranscription d'un dialogue, qui aurait été amputé des questions posées par Chantal Chawaf.
Le texte est très intéressant et dévoile, en quelques pages, la pensée d'Adonis et explique ses discours ambigus sur les Printemps arabes. Adonis est un mystique libertaire, qui aspire à l'épanouissement de toutes les facultés humaines alors qu'elles sont aujourd'hui opprimées en Occident (par le matérialisme technologique) et en Orient (par le poids des traditions et l'omniprésence de la religion). Pour Adonis, le monde est la totalité mais cette totalité est en partie visible et en partie cachée. La spiritualité est vitale, parce que l'homme ne doit pas considérer que le monde se réduit à ses apparences, mais elle ne doit pas être un carcan culturel ou intellectuel. L'essence de la vraie poésie est sa subversivité, qui démasque le mensonge (y compris celui bâti par les mots) et détruit les masques. L'écrivain qui cherche à "coller" à la réalité ne fait pas oeuvre littéraire et Adonis exprime à plusieurs reprises son inquiétude sur l'évolution de la poésie et de la littérature.
Néanmoins, pour moi, la partie la plus intéressante est celle qui porte sur les relations entre l'Orient et l'Occident. Pour Adonis, l'Orient et l'Occident sont intrinsèquement liés et ne peuvent se comprendre que dans la relation historique qui les unit, de manière à la fois conflictuelle et symbiotique. Cette affirmation est importante, surtout dans le contexte actuel où un ministre d'Etat se permet, en France, d'esquisser une hiérarchie des civilisations. Aujourd'hui, pour Adonis, cette relation est prisonnière du rapport de forces institué par la mondialisation et les intérêts économiques, qui étouffent la culture et l'individu. Adonis admet la nécessité de cette dimension économique et politique des échanges entre l'Orient et l'Occident, mais il aspire surtout à ce qu'Orient et Occident dialoguent à nouveau et s'enrichissent mutuellement pour bâtir une culture qui permette l'épanouissement de l'individu, à la fois esprit et corps. Adonis célèbre d'ailleurs la sexualité comme un aspect essentiel de la vie et de la poésie.
L'un des derniers monologues est une courte autobiographie. Adonis y évoque ses parents, son enfance campagnarde en Syrie dans un monde sans électricité qui a façonné son rapport à la nature, sa soif de liberté et le choix de son pseudonyme, qui l'a émancipé de la société musulmane et lui a permis de construire une autre identité, ouverte à l'autre, et en création perpétuelle par l'écriture.
Ce livre, écrit en 2004, m'a semblé prophétiser et implorer une révolution dans les sociétés arabes. J'ai donc été fort surpris des récentes prises de position d'Adonis, qui se montre extrêmement prudent voire réticent à supporter les mouvements de contestation populaires dans les pays arabes. Néanmoins, l'évolution récente de ces mouvements m'a expliqué l'attitude d'Adonis : je pense qu'il refuse de prendre le risque, face aux hommes et face à l'Histoire, de cautionner des mouvements qui pour l'heure profitent aux organisations religieuses extrémistes (salafistes, etc.) qu'il abomine parce qu'elles oppriment l'individu au nom de valeurs collectives et font régresser la société vers la barbarie. Pourtant, les printemps arabes sont nés dans la partie jeune et éduquée de la population arabe, qui est la plus à même de comprendre le message d'Adonis... Je pense qu'Adonis espérait, évidemment à tort, que ces révolutions réaliseraient d'emblée la société à laquelle il a longtemps rêvée. Il est dommage qu'Adonis semble oublier qu'il a fallu qu'un siècle s'écoule pour que la Révolution française accouche enfin véritablement de la République...