Lointain souvenir de la peau
de Russell Banks

critiqué par Gregory mion, le 11 avril 2012
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Une Peau de Chagrin.
Le roman américain moderne est devenu si performant dans la lisibilité du monde qu’il se substitue aisément aux traités de sociologie. Les grands auteurs comme Banks ou Irving, entre autres, sont engagés dans une posture investigatrice qui a l’avantage de ne pas répondre à un protocole universitaire. Cela fait donc de leurs livres des romans universalistes où le texte fonctionne comme une dissection générale des choses. À la longue, ces livres sont voués à figurer dans les bibliographies autorisées tant ils excèdent l’objet du chercheur en lui octroyant un degré d’existence supérieur, ou à tout le moins en lui suggérant un cadre ontologique renforcé par des éléments fictionnels qui sont à prendre au sérieux, à condition bien sûr de jouer le jeu de la littérature. Au fond, ce sont des romans d’apprentissage qui répondent à deux sens précis : d’une part nous avons des personnages qui améliorent leur connaissance de la vie, et d’autre part nous réorganisons nos représentations mentales au cours de notre lecture. De ce point de vue, la fiction se transforme en proposition logique, c’est-à-dire en une sorte de grammaire provisoire qui teste la pesanteur de nos croyances les plus fortes. Dans le cas de ce roman, Banks mesure notre degré de croyance envers la norme sexuelle, plus particulièrement notre manière de penser une éthique de la sexualité. À partir de quel moment entre-t-on dans la catégorie d’une sexualité déviante ? Quand on sait que les dictionnaires des années 1970 faisaient de l’homosexualité une « parasexualité », on est en droit de résoudre le problème en disant que s’il n’existe pas vraiment de bonne éthique du sexe, c’est qu’il n’en existe pas non plus de mauvaise. C’est là une échappatoire rhétorique, or il convient de voir de plus près de quoi Banks veut nous parler.

Le héros de ce livre est déclassé des structures identitaires typiques parce que l’appareil judiciaire le définit comme délinquant sexuel – le héros se fait donc appeler le Kid car il ne s’estime pas éligible au répertoire des identités normales. Aux États-Unis, la gestion de la délinquance sexuelle est un moteur doté de considérables effets pervers en ce sens qu’il engendre une sur-marginalisation. Toute invocation d’un rapport scientifique à la délinquance sexuelle est d’emblée pulvérisée par la force du rapport normatif : on ne cherche pas à améliorer les possibilités d’explication causale, mais on cherche plutôt à augmenter la rectitude de la norme afin de simplifier les référents disponibles pour le jugement. De cette façon, on comprend parfaitement le saut qui est effectué entre le modèle et l’outil ; ce que l’on veut, c’est un instrument efficace de classification, un « gnomon » (qui veut dire « équerre » en grec et dont on a tiré l’adjectif « gnomique ») supposé constituer un concept pratique de surveillance de ce qui doit être en vigueur. Ainsi la cyber-surveillance du délinquant sexuel, avant de proposer une norme morale et parce qu’elle est ce qui surveille le mieux en vertu du bracelet électronique, inaugure une norme spatiale qui nous renseigne sur les lieux accessibles à la normalité, et par voie de conséquence sur les lieux inaccessibles à ces personnalités interlopes dont la couleur de l’avatar public stipule le degré de gravité du crime (celui du Kid n’est pas si répréhensible que cela, ce qui fait de lui un genre d’être moral « chromatiquement » évalué). On se doute alors de la complexité rencontrée si l’on souhaite établir son nid urbain quand on est en situation de liberté conditionnelle étant donné que la plupart des lieux impliquent des périmètres à ne pas franchir, en gros cela signifie que tous les endroits où gravitent des enfants sont quadrillés par une enceinte métaphorique infranchissable. Imaginez alors des cercles concentriques à l’infini, ne cessant de se recouper et laissant des interstices de « circulation libre » particulièrement restreints. Au fond, les lieux où ces délinquants ont le pouvoir de circuler sont moins des lieux existants que des lieux absolument autres, des « zones » spatiales que Michel Foucault appelait « hétérotopies ».
De ce fait, une grande partie des scènes de ce roman se déroule sous un viaduc de Floride, pas loin des attractions touristiques, mais suffisamment en marge pour que ces existences absolument autres soient invisibles tout en étant empiriquement contrôlables par les autorités. En outre, quand les personnages sont en déplacement, ils le sont par nécessité et souvent dans d’autres lieux interstitiels. Le Kid est cependant un personnage héroïque parce qu’il détient une indéniable faculté de muer. Puisqu’il est chromatiquement plus moral que certains de ses compagnons d’infortune, on attend de lui des métamorphoses, des sauts qualitatifs, voire une transfiguration définitive qui lui permettrait de participer normalement à la vie de la cité. La mue est du reste un thème central du roman car ce « lointain souvenir de la peau » est riche de sens : 1/ la peau réfère aux « Skin Mags » (littéralement les magazines pornographiques en américain, avec lesquels nombre d’individus entament une éducation sexuelle), 2/ la peau renvoie à la capacité de muer, faisant du serpent un animal doublement symbolique (d’abord le Serpent tentateur de la Bible, ensuite la découverte à la fin du récit d’un python birman qui résoudra pléthore d’énigmes dans la tête du lecteur), 3/ la peau est peut-être enfin ce qui demeure du Moi, en l’occurrence un stock de souvenir sensitifs qui peut servir à impulser une réflexion psychanalytique si l’on accorde au travaux de Didier Anzieu une quelconque valeur, lui qui inventa la théorie du Moi-Peau (on pensera ici aux contacts du Kid avec son iguane Iggy, cet animal qui fut pour le héros son seul ami authentique avant que le reptile ne connaisse un sort malheureux, sauf que ce destin calamiteux s’avère tout autant fondamental pour l’évolution identitaire du Kid que pour la construction narrative du livre).

Ceci étant, à ne parler que des vertus transformationnelles des personnages, on doit mentionner un autre interlocuteur textuel qui, lui aussi, n’a pas d’identité stable, encore que ce soit cette fois pour des raisons plus complexes et qu’il serait inopportun de révéler ici. Ce personnage est appelé le Professeur. Il va entrer dans la vie du Kid par la porte dérobée de la marginalisation, plus particulièrement celle de la marginalisation physique : le Professeur est déformé par son obésité, laquelle est d’autant plus accrue que le Professeur est gigantesque par la taille. Symboliquement, en face du Kid, le Professeur représente incontestablement l’autorité du savoir, toutefois il représente de manière plus subtile un supplément de Peau. À cette Peau, le Kid va malgré lui s’accrocher et cela va s’effectuer par le biais d’une série de péripéties excessivement profondes sur le plan psychologique. Entre le Kid et le Professeur, bien qu’ils ne se connaissent ni d’Ève ni d’Adam, on peut néanmoins parler de retrouvailles charnelles. Les deux personnages incarnent un point de suture allégorique en plein centre d’un univers qui cicatrice de plus en plus difficilement. Ils impliquent pour l’un et l’autre une métamorphose où la peau a son triple mot à dire si l’on reprend la tripartition mentionnée précédemment. Avec finesse, et même avec prudence tant il ne faudrait pas gâcher le plaisir du lecteur, on pourrait avancer que le Kid renoue avec les souvenirs de la Peau tandis que le Professeur, pour sa part, induit une stratégie de contournement du fait d’une impossibilité de mobiliser une base concrète de souvenirs. Il y a donc respectivement d’un côté une Peau de réminiscence et de l’autre une Peau si excédentaire qu’elle finit par croire à l’oubli de tout ce qu’elle a pu vivre, s’obligeant en fin de compte à simuler une reptation sociale sans doute plus encombrante que celle qui excepte les délinquants sexuels de la communauté. Mais ce qui est épatant, c’est que le Professeur figure une exception intellectuelle de génie, et c’est ce qui lui ouvre les bras du Kid, l’excepté social par excellence. En définitive, sans contredit, on est là en présence d’un livre qui fait muer – nos voix en parleront avec la gravité qui s’impose pour peu que l’on ait adhéré à ce qu’a essayé de nous dire Russell Banks.
Situation des délinquants sexuels aux USA 7 étoiles

Oui, c’est en quelque sorte le thème de ce Lointain souvenir de la peau qui se présente un peu comme un plaidoyer exposant la situation extrêmement compliquée d’une personne qui a été soupçonnée de crime sexuel aux USA sous une forme romancée, mais qui ne masque pas vraiment la volonté pédagogique. M’a-t-il semblé.
C’est un sujet tout de même très particulier, très largement à l’écart des radars classiques, et ça en fait un ouvrage compliqué – ou disons lent – à lire. Tout au moins est-ce ce que j’ai ressenti.
De quoi s’agit-il ?
Le Kid, jeune homme peu socialisé depuis son enfance difficile avec juste sa mère, a fait une véritable bêtise d’abord pendant ses « classes » pour intégrer l’armée, proposant de la littérature porno à ses collègues militaires, ce qui l’a fait chasser de cette possibilité de trouver une voie, puis en se faisant piéger en proposant un rendez-vous à une mineure de 14 ans par la voie internet et en se faisant prendre dans la maison de ladite mineure sans avoir commis réellement le moindre acte délictueux. Qu’à cela ne tienne, dans ce pays puritain à l’extrême, cet acte est plus répréhensible que de se promener en ville avec un fusil automatique et de flinguer tout ce qui bouge ! Il est condamné, notamment à porter pendant 10 ans un bracelet électronique et surtout l’étiquette « délinquant sexuel », et tout ce qui y est attaché, à savoir l’interdiction absolue de se trouver à moins de 750 mètres d’un lieu où peuvent se trouver des enfants. Autant dire …
C’est ça le sujet du roman. C’est ça qui fait que nous faisons connaissance du Kid dans cet endroit hétéroclite et bidonvillesque dit « du viaduc », plus précisément sous le viaduc, où s’entassent tous les délinquants tels que lui (mais plutôt pire bien sûr parfois) qui n’ont en fait plus aucun endroit où aller.
Se greffe là-dessus la rencontre du Kid avec Le Professeur : un obèse professeur d’Université qui professe travailler sur le cas des délinquants sexuels et qui va entraîner le Kid dans de drôles d’aventures. Mais ça reste le même sujet.
Je vois dans Lointain souvenir de la peau davantage un sujet de thèse qu’un roman. Du coup je me suis senti un peu bancal dans cette – longue – lecture.
N’empêche, Russell Banks est un sacré auteur !

Tistou - - 67 ans - 26 avril 2023


Un coup de poing 9 étoiles

Plus puissant encore que dans "la réserve", Russel Banks parvient au sommet de son art.
Un sens descriptif hors du commun, une lucidité acerbe face au système très rigoriste made in USA, et nous voilà à suivre le Kid et le monde des pervers sexuels en liberté sous contraintes. (bracelet électronique - interdiction de se trouver à moins de 800 mètres d'enfants - pas d'accès internet).
Il y a dans ce livre grave une avalanche d'interrogations et de souffrance.
Une grosse semaine pour venir à bout de ces 444 pages condensées à l'extrême, quelques moments de découragement mais un bilan plus que positif.

Monocle - tournai - 64 ans - 18 octobre 2016


retrouver sa place dans l'histoire et sortir de la honte 10 étoiles

Une preuve de la puissance de feu (littéraire) américaine, qui aurait pu rendre aussi captivante une vie aussi désolante? sinon un auteur américain.
Né par hasard, ignoré par une mère obsédée par son capital séduction, Kid jeune garçon malingre s’élève tout seul, il ne vit qu’au travers des pornos qu’il consomme avec assiduité, sous l’œil indifférent et amusé de sa mère. A l’âge adulte il se fait piéger pour avoir fixé un rendez vous à une mineure de 14 ans sur internet. Il est classé délinquant sexuel mineur, bien que toujours vierge, et suite aux multiples interdictions judiciaires, va vivre comme un paria avec ses congénères sous le viaduc.

Ce jeune est la synthèse des conditions d’éducations modernes et de la société ultra libérale, délié de toute relation, échange ou injonction, livré aux médias, la consommation comme éducation . Il semble chosifié, hors de la civilisation, hors de l’histoire, un artefact comme les images qu’il visionne en boucle . Lui même ne se sent pas réel.

La rencontre avec le professeur, chercheur obèse légèrement autiste, les actions qui en découlent, vont lui redonner sa place dans l’histoire.
Le professeur va le reconnaître, au sens premier, tu es ci ou ça et au sens de l’état civil.

Il sort de la honte pour éprouver de la culpabilité, quand il réalise que sous les images pornos qu'il consomme, il y a des hommes et des femmes comme lui, qui subissent une destruction programmée.

Camarata - - 72 ans - 11 mai 2013


Le Kid 6 étoiles

Le personnage principal du roman s’appelle simplement Kid. Un surnom choisi en grande partie parce qu’il se veut l’archétype de cette nouvelle génération de jeunes américains élevés à l’ère des communications électroniques et de la porno. Un garçon simplet de 22 ans encore vierge mais dont le parcours n’a rien d’ordinaire.

Après avoir mis les pieds dans le piège d’une opération policière, le vrai nom de Kid se retrouve au registre des délinquants sexuels. Il doit porter un bracelet GPS autour de la cheville et vivre en reclus sous un viaduc avec d’autres SDF et criminels bannis de la société, jusqu’à ce que la police se charge de les disperser à coups de matraque. Seul un mystérieux professeur obèse de sociologie s’intéresse au cas de Kid dans le but de faire une étude.

Avec ce roman, Banks braque son regard sur le puritanisme américain et l’incroyable fossé qui sépare d’un côté les valeurs traditionnelles familiales et de l’autre la morale élastique qui découle de l’anonymat d’internet. C’est le genre de sujet très contemporain où un auteur n’est pas en mesure de conserver un certain recul. Cela ne m’a pas dérangé. Par contre, la redondance oui.

L’histoire est mince comme une feuille de papier et les quelques événements sont ressassés. Après cent pages, nous apprenons tout ce qu’il y’a à savoir mais Banks persiste à revenir sur le passé, le présenter sous un autre angle. En finale, il s’embourbe dans une conspiration boueuse, un peu comme si l’inspiration avait flanchée.

La mécanique derrière tout ça est évidente. Il s’agit d’un livre fabriqué et bien que l’on s’attache à Kid, l’approche est beaucoup trop clinique.

(lu en version originale)

Aaro-Benjamin G. - Montréal - 54 ans - 6 décembre 2012


Un très grand livre ! 9 étoiles

Que dire après la critique de Mion ? Celle-ci est des plus complète et approfondie.

Le sexe et ses conséquences pèsent lourd dans ce livre. Et n'oublions pas que, dans ce domaine, nous sommes dans le pays le plus hypocrite à ce sujet. On fait mais on n'en parle pas.

Nous voilà transportés dans un autre univers, celui des condamnés sexuels. Ceux ci ne sont plus rattachés à la vie que par un bracelet électronique. Celui-ci est à recharger sous peine de prison. Le moindre de leurs gestes figure sur internet et les condamne (1984 et Orwell).

Cet univers carcéral n'est en rien organisé et ils n'ont qu'à se débrouiller pour vivre autrement que des animaux. Le dessous d'un grand pont va les protéger.

Presque toutes les catégories sociales sont représentées en ce compris un sénateur !

Débarque un professeur d'université désireux de faire une enquête: quelle est exactement la faute, est-elle acceptée ? Quel est le présent de ces individus et quel est leur avenir. Comment réagissent les proches de ces condamnés ? Où se trouve la vérité ?

Ce professeur semble pour le moins bizarre. Il s'attache fortement à Kid qu'il considère comme un bon cas à examiner.

Celui-ci se considère comme définitivement perdu et, surtout, il se méfie de tout le monde.

Il va cependant se retrouver embarqué dans une drôle d'histoire qui nous vaudra quelques phrases d'anthologie.

Malgré qu'il aborde un univers totalement différent et inconnu, Russell Banks nous offre un nouveau livre à ne pas rater !

Jules - Bruxelles - 79 ans - 5 mai 2012