Le réseau Bombyce : Intégrale
de Eric Corbeyran (Scénario), Cecil (Scénario et dessin)

critiqué par Stavroguine, le 28 décembre 2011
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Papillons de nuit
Deux silhouettes découpent le ciel d’un Bordeaux revisité par le splendide graphisme de Cécil. Dans la nuit, Eustache, longiligne, et Mouche, trapu, sautent de toits en toits sur les rebords des bâtiments de style art nouveau en direction de la demeure du Baron, un notable richissime. En deux temps, trois mouvements, les vitres sont franchies et le coffre percé, mais c’est la déception : tout juste quelques maigres liasses de billets, pas le magot escompté. A la place, une bobine de film qu’on ne s’attendrait pas à trouver en pareil lieu. Eustache et Mouche s’en saisissent, fleurant le bon coup. De retour dans le repaire du Réseau Bombyce, la projection commence et devant leurs yeux effarés se joue ce qui est sans doute un des premiers snuff movies de l’histoire. Eustache et Mouche décident de faire chanter le Baron qui mettra tout en œuvre pour récupérer son film et dissoudre de manière radicale le Réseau Bombyce.

Si le scenario de Corbeyran ne fait pas dans l’originalité, il aura le mérite de fournir à Cécil un prétexte pour exercer son talent de dessinateur – car ne le cachons pas, c’est bien dans ce dessin que réside l’intérêt principal de la série. Pour le reste, on est évidemment placé dans une ambiance assez sordide avec son lot de riches pervers aux bras longs, de flics corrompus, de putes au grand cœur et de voleurs honorables. Pas de surprise de ce côté : on sait immédiatement qui sont les gentils et les méchants et ça ne changera pas, on peut tranquillement se laisser bercer en tournant les pages, laisser l’intrigue de côté pour se concentrer plutôt sur ce qui en vaut la peine : le graphisme, encore et toujours. Pourtant, ce n’est pas faute pour Corbeyran d’avoir essayé de fouiller un petit peu ses personnages et quelques flashbacks parsèment le livre qui nous en apprendront plus sur ses deux principaux protagonistes. Malheureusement, si l’auteur essaye bien de s’en servir et d’incorporer ce passé dans son intrigue, c’est fait de manière si confuse que ça semble artificiel. Ces différents flashbacks ont donc tout au plus une valeur anecdotique permettant éventuellement de créer un passif entre les différents personnages. D’autres fois, des pistes sont ouvertes sans qu’on sache vraiment d’où elles viennent ni où elles sont censées nous mener.

A noter enfin du point de vue du scénario que Corbeyran est absent du troisième et dernier tome de la trilogie, laissé entièrement entre les mains de Cécil qui n’était jusque là que dessinateur. Quand on sait le temps qui s’est écoulé entre les parutions des tomes 2 et 3, on peut spéculer sur une incapacité du duo à se mettre d’accord sur la suite à donner à leur projet. Toujours est-il que la conséquence immédiate de cette séparation est que ce troisième volume, s’il ne dénote pas totalement avec les deux précédents, perd tout de même en cohérence et nous laisse face à une fin qui, si elle a le mérite de surprendre, n’en est pas moins abrupte et quelque peu décevante.

On l’aura compris, l’intrigue n’est pas le point fort de ce Reseau Bombyce ; tout juste un prétexte pour tourner les pages. L’intérêt principal de la série réside plutôt dans le magnifique graphisme de Cécil, servi par une couleur toute en nuances des plus réussies. Sous son crayon, le Bordeaux début de siècle semble avoir été abandonné à un architecte fou et génial usant et abusant du style art nouveau pour donner à la ville des formes gigantesques faites de tours immenses et de courbes élégantes, de buildings de verres et de cuivre aux motifs comme des fleurs et aux ornements chargés d’élégance. On dirait la station de métro Arts et métiers, le Nautilus ou l’attraction Space Mountain étendus sur toute la surface d’une de ces villes fantasmées par la science-fiction du tournant du siècle dernier, où chaque invention, chaque gadget devait finalement être plus esthétique que réellement pratique.

Si cette architecture particulièrement soignée émerveille, les personnages ne demeurent pas en reste. Eux aussi sont stylisés à l’extrême, notamment nos deux voleurs et le Baron. Eustache, tout en longueur, devrait peser environ 30 kg pour 2 mètres et contraste avec Mouche, son acolyte, nabot pas plus haut qu’une bitte d’amarrage. Quant au Baron, c’est un monstre, une espèce de buffle tout en puissance avec barbe fournie et chapeau haut de forme. Tous sont laids mais une esthétique indéniable se dégage de leur silhouette, encore mise en valeur par l’élégance stylisée de leurs vêtements qui se marie parfaitement à l’esthétique de la ville. Tant au niveau de la conception architecturale que du character design, c’est donc un sans faute.

Graphisme éblouissant ; scénario médiocre : cette série a le mérite de nous faire une fois de plus nous interroger sur ce qui, du dessin ou de l’intrigue, devrait prévaloir dans une BD. L’intérêt de la série dépendra forcément de la réponse qu’on voudra bien donner à cette question. Toujours est-il que si on n’en recommandera pas forcément la lecture, cette série vaut incontestablement le coup d’œil !