Sur les falaises de marbre de Ernst Jünger

Sur les falaises de marbre de Ernst Jünger
(Auf den Marmorklippen)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Stavroguine, le 2 juin 2014 (Paris, Inscrit le 4 avril 2008, 40 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (13 084ème position).
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Eloge de la destruction

Au pied des falaises de marbre, la Marina baigne les siens dans une mer sage. Sur ce site idyllique, les créatures vivent dans un ordre qui confine à l’osmose. La Marina est une terre cultivée : sur ses coteaux, poussent des vignobles dont on boit le produit des fruits comme des sages à l’automne et comme des fous au printemps ; les hommes et les animaux les plus féroces s’y côtoient en bonne entente et même les vipères fer de lance sont indolentes, presque amicales, et même secourables parfois — d’ailleurs, les enfants les nourrissent de lait ; et quant aux hommes, ils vivent dans des prieurés, des ermitages comme celui dans lequel le narrateur anonyme et frère Othon travaillent à leur herbier, nommant les plantes qui poussent follement dans la contrée, comme pour y rétablir un ordre naturel.

Jünger use de tout son art, de tout ce qu’une certaine tradition du romantisme allemand met à sa disposition pour décrire la merveille de tous ces paysages pourtant si peu allemands. Mais ce qu’il décrit mieux encore, et qui constitue l’objet de ce roman, c’est l’avancée d’une force corruptrice, la menace anarchiste qui point par-delà les falaises de marbre, rampant déjà sur la Campagna dont la « ceinture de prairies s’étendait comme un haut tapis de fleurs où le bétail paissait en lents troupeaux et semblait nager dans l’écume aux mille teintes » : depuis les forêts épaisses de la Maurétanie, le Grand Forestier amasse ses troupes de mercenaires et répand partout la terreur et la destruction.

Dans sa figure invisible — car il n’est jamais qu’évoqué : Jünger s’en tient aux recettes éprouvées des meilleurs films d’horreur, où l’on préfère masquer le mal à l’origine de la terreur omniprésente (« Un nuage de crainte le voilait, et je suis persuadé que c’est là qu’il fallait voir sa force, bien plus qu’en sa personne même. ») — dans sa figure invisible, donc, certains ont voulu voir Adolf Hitler qui préparait l’invasion de la Pologne lorsque le livre fut rédigé. Jünger établissait quant à lui un parallèle entre son personnage et Staline.

Il est vrai que l’on peut voir dans Sur les falaises de marbre une dénonciation de l’Allemagne nazie et plus généralement, des totalitarismes :

C’était là justement un trait magistral du grand Forestier : il administrait la frayeur par doses légères, qu’il augmentait peu à peu, et dont le but était de paralyser la force de résistance. Le rôle qu’il jouait dans ces troubles savamment préparés à l’abri de ses forêts était celui d’une puissance d’ordre, car tandis que ses agents inférieurs, installés dans les ligues des bergers, grossissaient l’élément anarchique, les initiés pénétraient dans les emplois des magistratures, et jusque dans les cloîtres, où l’on voyait en eux des esprits énergiques appelés à mettre la populace à raison.

Le grand Forestier ressemblait ainsi à un médecin criminel qui d’abord provoque le mal, pour ensuite porter au malade les coups dont il a le projet.


Toute ressemblance avec les mois suivants les élections de 1933, durant lesquels des militants nazis s’en prirent aux gouvernements locaux qui n’étaient pas passés sous le contrôle du NSDAP pour que le pouvoir central les déclare incapables de faire face aux troubles et les remplace aussitôt, n’est sans doute pas fortuite — et l’on peut voir que la même technique continue aujourd’hui d’être utilisée par les partis populistes qui se présentent comme le remède aux troubles qu’ils contribuent eux-mêmes à créer au sein de la société.

Toutefois, ce serait certainement une erreur de réduire Sur les falaises de marbre à une allégorie politique. Le roman de Jünger est bien plus. Le propos de son auteur semble en effet plus ambitieux : plutôt que de dénoncer les forces de destruction qui frappent sans cesse, dans les périodes troubles, l’ordre des éléments, éteignent la puissance de l’esprit, Jünger reconnait leur maléfique nécessité : « L’ordre humain ressemble au Cosmos en ceci, que de temps en temps, pour renaître à neuf, il lui faut plonger dans la flamme. » Il n’en fait pas l’apologie ; en aucun cas. Mais il va jusqu’à voir le sens de la vie dans ce besoin de « recommencer la création dans le périssable, comme l’enfant répète en son jeu le travail paternel. » Et en effet, la splendide Marina ne risquerait-elle pas de tomber dans l’indolence de ses serpents si elle ne sentait sur sa nuque le souffle de la destruction.

C’est à cette destruction, alors, qu’est conditionnée pour Jünger la survivance de l’âge d’or, plein d’ordre, de savoir et de raffinement, que traverse la Marina. Ainsi, par un des nombreux emprunts que l’auteur fait au fantastique, voire à une sorte de réalisme magique, il invente un procédé qui conserve les textes en les brûlant à l’aide d’un rayon magique reproduisant la lumière du soleil. Et le roman lui-même n’est-il pas le souvenir d’une époque magnifiée pour ainsi dire par « la soudaine épouvante qui [la] termina » ? Le livre tout entier se présente donc comme une nouvelle aurore qui succède à la nuit dans laquelle le Grand Forestier a plongé la Marina : par la qualité de son texte, Jünger oppose sa prose délicate au « sabir où s’était mêlé ce que toutes les langues ont de pire et qui semblait pétri de fange sanglante » employé par les sbires du Grand Forestier.

A propos du plus sage de ses personnages, Jünger fait dire « que pour de telles natures, la destruction n’a rien d’effrayant, et qu’elles étaient créées pour pénétrer dans les flammes comme on entre par le portail dans la maison de ses pères. » Or, c’est justement « comme on entre dans la paix de la maison paternelle » que le narrateur et frère Othon partent en exil à Alta-Plana après la destruction de leur pays et afin d’y écrire ce livre splendide dont les lignes racontent l’histoire magnifique d’une défaite (fabuleux passage du combat que se livrent les meutes de chiens au coeur de la bataille) et inspireront Buzzatti, Gracq et Coetzee, comme autant de lumières nées des ténèbres dans lesquelles étaient plongées le pays de Jünger. CQFD

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Les éditions

  • Sur les falaises de marbre [Texte imprimé] Ernst Jünger traduit de l'allemand par Henri Thomas
    de Jünger, Ernst Thomas, Henri (Autre)
    Gallimard / Collection L'Imaginaire
    ISBN : 9782070287789 ; 8,90 € ; 19/09/1979 ; 196 p. ; Poche
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Fable romantique

9 étoiles

Critique de CC.RIDER (, Inscrit le 31 octobre 2005, 65 ans) - 11 février 2022

De retour de la guerre, le narrateur est venu se réfugier en compagnie de frère Othon dans un ermitage, le domaine de la Marina, au pied des falaises de marbre surplombant un très riant pays de vignobles qui n’est pas sans rappeler l’Italie. Ils y passent paisiblement leur temps à étudier, à lire des ouvrages anciens et surtout à herboriser dans la campagne alentour. La vieille Lampusa leur sert de cuisinière et de gouvernante très dévouée. Chaque soir, elle dépose au sol une jatte de lait pour nourrir tous les reptiles du voisinage, ce qui réjouit le petit Erion, lui-même fils de l’auteur et de Sylvia, fille de Malpusa, partie au loin « avec des étrangers ». Tout respirerait le calme et la sérénité si le Grand Forestier, sorte de potentat local qui tient sous sa férule un territoire voisin, n’avait eu l’intention de s’emparer de la Marina. Très vite, le pays s’embrase, il est en proie au chaos le plus total et à la violence la plus barbare. Les chiens rouges sont lâchés. Le prince est atrocement décapité. Que vont devenir les deux ermites ?
« Sur les falaises de marbres » est un roman poétique et onirique, parfois proche de l’hermétisme et que la critique s’accorde à considérer comme le chef-d’œuvre d’Ernst Jünger. Beaucoup de descriptions de paysages bucoliques. Une grande importance donnée à la botanique qui fut une des passions de l’auteur. Et en arrière-plan, la politique et la guerre dont Jünger fut un héros lors de la première et un observateur lors de la seconde. De là à voir dans cet ouvrage un roman à clé, à trouver tel ou tel dictateur de l’autre siècle sous le portrait du Grand Forestier, il y a un pas à ne pas franchir. Même chose pour cette étrange retour à une barbarie rouge. Est-ce l’allégorie de la montée du nazisme ou de la tentative ratée de la révolution spartakiste que combattit l’auteur ? Sans doute ni l’une ni l’autre ou les deux. Cet ouvrage doit rester mystérieux, empreint de symbolisme et de fantasmagorie. C’est d’ailleurs le point de vue exposé par Julien Gracq dans son excellente post-face où, après une brève biographie de l’auteur et un résumé quasi impossible de l’intrigue, il en arrive aux mêmes conclusions. Ce texte va bien au-delà de la réalité et des circonstances de lieu et de temps pour atteindre l’universel, la description de la fin d’un monde, d’un retour à une barbarie latente. Un conte philosophique puissant. Une fable romantique désabusée…

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