Le Combat avec le démon
de Stefan Zweig

critiqué par Gregory mion, le 22 novembre 2011
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Quand les démons prennent Ciel et Terre.
Il faut être tout à fait clair sur les objectifs de Stefan Zweig. Le trio d’auteurs dont il parle (Kleist, Hölderlin, Nietzsche) procède du régime littéraire du portrait. C’est donc l’intuition des mots qui prime sur la force de l’interprétation et sur l’aspect concret des théories. L’auteur, en ce sens, ne se cache pas derrière un exposé universitaire – que le lecteur, ainsi, n’aille pas croire qu’il apprendra ici un rudiment de la philosophie nietzschéenne ; tout au plus apprend-t-on de Nietzsche des manières de s’exporter au pays de Solitude. À l’inverse, ce livre propose un angle d’attaque chargé d’amplifications textuelles, concentré sur la notion de caractère, en quoi ce triple essai biographique se fait le lointain écho de quelques démarches descriptives qui firent bombance au XIXème siècle : la physiognomonie et la phrénologie. De ce point de vue, Zweig se révèle indirectement l’héritier elliptique d’un Balzac, qu’il admirait tant, de ce Balzac qui adorait trouver des vérités essentielles en tâtant par la plume la forme des crânes, ou en déduisant d’une physionomie un penchant pour l’ambition ou la docilité. Osons dire dans cette perspective que c’est en tâtant de la moustache de Nietzsche que Zweig se prononce au sujet du volcanisme créatif de celui qui fut, au départ, philologue à l’Université de Bâle.

L’histoire de ces trois vies spirituellement turbulentes se condense autour du thème du « démon ». Zweig essaie de comprendre comment la nécessité de créer peut donner aux hommes un domicile hors des limites terrestres, avec tous les inconvénients organiques que cela engendre, sans parler des conséquences sociales, évidemment désastreuses. Le « démon », par conséquent, est un terme qui se déploie synthétiquement dans la belle Introduction que Zweig a rédigée à Salzbourg en 1925, mais dès que nous partons à l’abordage des personnalités « démoniques », nous nous apercevons que le terme « démon » suppose une plurivocité logique à cause d’une démesure certaine. Généralement parlant, le « démon » peut se comparer à un Appel individualisé, qui peut éventuellement supposer une franche prise de responsabilité pour celui qui répond à l’injonction de son versant démoniaque. Socrate parlait de son « daîmon », qui n’était autre que sa conscience, et ce faisant il n’était jamais seul, tout comme il s’attachait à policer les relations qu’il menait avec ce petit filet sonore de sagesse – pour les plus fouisseurs de nos lecteurs, si l’on veut lire un passage où Socrate est emporté par son démon, nous renvoyons au Phèdre, et plus précisément encore au moment de démence verbale qui précède la célèbre palinodie, cette palinodie où Socrate va trouver la force de se corriger, de revenir à une forme typiquement philosophique de discours. En outre, spécifiquement parlant, le « démon » est davantage qu’un Appel : il est la trace la plus authentique d’un pouvoir de créer qui dépasse l’idée même du pouvoir de création divine. Ceux qui sont sous l’emprise du « démon » sont des déicides qui veulent retaper le monde avec leurs outils. Nietzsche, bien sûr, a explicitement assassiné Dieu, qui était dans sa pensée le support de toutes les valeurs.

On aurait donc pu opposer la figure socratique à Kleist, Hölderlin et Nietzsche, et d’ailleurs cela eût été parfaitement approprié pour l’ex-randonneur de Nice. Mais Socrate est un emblème un peu ancien pour saisir un aspect fondamental de la civilisation germanique du XIXème siècle. C’est pourquoi Zweig oppose ces trois figures du « démonique » à la grandeur maîtrisée de Goethe, lequel savait aussi mettre le mors à la bouche de son démon. Ce sont les épisodes où Zweig décrit les oppositions avec Goethe qui sont les plus explicites du livre. Cela sert à montrer clairement les différences sociales et les variétés dans les appréhensions créatrices. C’est particulièrement parlant lorsque Zweig compare la découverte du Sud pour Goethe et Nietzsche : le premier l’a pour ainsi dire découvert trop tard, tandis que le second s’est imprégné de lui jusqu’à en faire un nouveau réseau de nerfs dans son innervation. Alors que les souffles méridionaux ont renvoyé Goethe à son indolence, ils ont fait de Nietzsche un être encore plus isolé, un auteur encore plus pneumatique dans sa manière de n’écouter que ce que son « démon » avait à lui souffler. Et l’haleine du démon est exquise.