Djinn : un trou rouge entre les pavés disjoints de Alain Robbe-Grillet

Djinn : un trou rouge entre les pavés disjoints de Alain Robbe-Grillet

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Lucien, le 4 août 2002 (Inscrit le 13 mars 2001, 68 ans)
La note : 8 étoiles
Visites : 5 648  (depuis Novembre 2007)

Le miroir fissuré

« Il n’existe rien & je veux dire aucune preuve décisive & qui permette à qui que ce soit de classer le récit de Simon Lecœur dans la catégorie des pures fictions romanesques. On peut au contraire affirmer que des éléments nombreux et importants de ce texte instable, lacunaire, ou comme fissuré, recouvrent la réalité (la réalité connue de tous) avec une insistance remarquable, troublante par conséquent. » Ainsi commence ce petit roman, publié en 1981, d'Alain Robbe-Grillet. Par cet avertissement qui, dès le début, instille le doute dans l’esprit du lecteur : qu'est-ce qui est « vrai » dans ce récit, qu'est-ce qui est « faux » ? Qu’est-ce qui appartient à la « réalité », qu'est-ce qui ressort de « l'imaginaire » ? Deux faces d'une même pièce, bien entendu ; deux domaines entremêlés dans un texte « instable, lacunaire, comme fissuré » où l'auteur des « Gommes » explore une nouvelle fois la marge ténue entre les deux mondes, en quelque sorte la tranche de la pièce (au jeu de pile ou face, il existe théoriquement une toute petite chance que la pièce retombe sur la tranche : c’est ce cas limite qui intéresse Robbe-Grillet), la « fissure » entre rêve et veille, le « trou rouge entre les pavés disjoints ». Simon Lecœur, le narrateur, constitue le maillon essentiel de cette trame ambigu‘ : Boris Koershimen, ou plutôt Robin Körsimos, dit Simon Lecœur. Ingénieur électronicien, né à Kiev, ou professeur de français littéraire moderne à l'école américaine de la rue de Passy ? Hongrois, Finlandais, Grec ? « Ses collègues de l'école ne l’appelaient que "Yann",
qu'ils écrivaient Ján »… Simon LecÏur, une énigme donc. Une énigme aussi, la disparition de Simon-Robin-Boris-Ján, évanoui, évaporé (« péri en mer » ?), ne laissant comme trace de sa fugace existence que « le texte qui nous occupe – quatre-vingt-dix-neuf pages dactylographiées, double interligne » à côté d’une « machine à écrire vétuste ». Robbe-Grillet s’amuse… le vieillissant Robbe-Grillet, « machine à écrire vétuste » qui invite son lecteur à réfléchir au « double » sens de son texte, à le lire en quelque sorte « entre » les lignes. Et le lecteur s’embarque pour un bref voyage dans l’emploi des temps (le texte de Simon Lecœur aurait été rédigé à la demande d’une université américaine pour initier progressivement les étudiants aux difficultés de notre langue, les temps et les modes « se succédant de manière rigoureuse depuis le présent de l'indicatif jusqu'au subjonctif imparfait, au futur antérieur et au conditionnel ») mais aussi dans l'univers romanesque de Robbe-Grillet, un univers qui mêle rêve et « réalité », passé, présent et futur, un univers où la même anecdote revient comme autant de variations lancinantes sur un même thème obsédant : « Djinn » et ses métamorphoses. « Djinn », le prénom « Jean » prononcé à l’américaine, ce prénom qui, masculin en français, devient féminin en anglais. « Djinn », qui évoque en même temps les mille et une nuits et un poème de Victor Hugo. Djinn, jeune fille étrange proposant à Simon LecÏur une mission jamais achevée où Simon-Yann-J‡n rencontrera à tout bout de champ deux enfants – ses enfants ? – qui s'appellent bien entendu Marie et Jean… Le tout sur fond oedipien non dissimulé : LecÏur, faux aveugle à la recherche de lui-même, guidé par la main fraîche d’un enfant. LecÏur, le cœur, lecteur… Variations, réverbérations, miroir de nous. Littérature.

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