Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques, 1908-1947
de Victor Serge

critiqué par Radetsky, le 29 octobre 2011
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Une vie exemplaire
Lorsqu'on referme ce livre on se sent devenu un petit, tout petit, exemplaire d'humanité à qui, surtout s'il vit dans une paix relative et sans avoir faim, il ne reste plus qu'à méditer humblement ce qu'il vient de lire afin d'en tirer une leçon de courage ; courage politique, physique, moral.
Né en 1890 à Bruxelles dans une famille d'émigrés russes opposants au régime tsariste, Victor Lvovitch Kibaltchitch est voué - condamné - à une vie d'errance qui ne prendra fin qu'en 1947 à sa mort.
Il aura tout vécu de ce XXe siècle terrible, depuis son adolescence, avec les luttes des anarchistes avant 1914, en Belgique puis en France, la prison pour insoumission ou du simple fait d'être étranger pendant la Grande Guerre, l'exil à Barcelone parmi les ouvriers préparant l'insurrection, le retour en France, à nouveau l'internement en camp de concentration (ça existait en France, si, si...!), l'expulsion vers la Russie et la participation à la Révolution bolchévique au sein du PC russe, la guerre civile, la paix, la NEP, les privations et dès 1920 le refus de l'autoritarisme bureaucratique grandissant de l'Etat-Parti, bientôt dominé après la mort de Lénine par l'insignifiant Staline. Il adopte définitivement son pseudonyme d'écrivain "Victor Serge". Missions à Berlin et à Vienne pour le compte du Komintern. Adhésion de plus en plus appuyée à l'Opposition de gauche, incarnée par Trotsky (mais pas uniquement), arrestation et emprisonnement provisoire à la suite de quoi il est exclu du Parti. Loin d'abandonner la lutte pour une société socialiste libertaire, il poursuit son travail d'opposition et finit par être arrêté à nouveau (sa famille en subira aussi les conséquences) et déporté. Seule une campagne de protestations et la mobilisation d'intellectuels célèbres (Gide, Malraux, Poulaille, Martinet, etc.) alliés aux groupes anti-staliniens, pendant plusieurs mois, permettent à Serge d'éviter la balle dans la nuque ou la "mort blanche" dans un camp sibérien.
Finalement expulsé d'URSS, il passe par la Belgique à nouveau, puis la France, où l'invasion allemande le voit échouer dans le midi d'où il partira pour un exil définitif au Mexique avec le dernier bateau en partance pour l'Amérique.
Il a commencé à écrire des articles dans les journaux ou revues anarchistes, puis communistes dès sa jeunesse (il parle couramment un tas de langues, comme tout Russe qui se respecte), et entreprend par la suite et sans interruption jusqu'à sa mort la rédaction de nombreux romans, chroniques, essais, pamphlets, articles, analyses politiques ou historiques, dans tous les pays où il a vécu, sous tous les régimes, assumant tous les risques et n'ayant jamais quitté une précarité matérielle proche parfois de la famine. Sa production écrite est impressionnante, surtout si on considère qu'une bonne partie de celle produite en URSS, lui a été confisquée par la police politique (Guépéou) et dort encore de nos jours, non restituée, dans les archives russes. Cette condition d'engagement total et de risque s'est forgée, qui plus est, dans un dénuement constant, la précarité, le danger, à quelques rares circonstances près. Il aura éxercé mille métiers pour avoir de quoi manger, pratiquement en tout temps et l'aide généreuse de quelques amis lui aura seule permis bien des fois de ne pas crever de faim.
Serge n'a jamais capitulé, jamais. Ses convictions, forgées dès son enfance, quant au caractère radicalement inacceptable de toute injustice, lui auront servi constamment de moteur, de justification, avec un seul but : l'avènement d'une société d'hommes libres et dignes, soucieux du bien commun. La galerie de portraits qu'il brosse dans les seize grands chapitres de ce recueil est impressionnante : depuis les anars et Bonot, jusqu'à Emmanuel Mounier, il aura fréquenté et/ou travaillé avec Kamenev, Lénine, Zinoviev, Trotsky, Radek, Gorki, Romain Rolland, Gide, et d'innombrables participants, du plus humble au plus célèbre, aux grands évènements historiques de la première moitié du siècle en Europe. Il est difficile de le comparer à d'autres, tant il voyagé, écrit, témoigné, combattu, payant de sa personne sans jamais fléchir, contre tous les tyrans, de Staline à Hitler, Franco, et tutti quanti. Il n'aura de cesse de témoigner, prouver, gueuler la vérité là où personne ne veut l'entendre, sans jamais baisser les bras, jusqu'à son dernier souffle.
Mais ces souvenirs ne consistent pas uniquement en faits bruts simplement alignés, ils fourmillent d'analyses politiques, historiques, sociologiques ou psychologiques tout à fait pertinentes sur la société russe principalement, tout comme sur bien des personnages influents ailleurs, qui se réclameront du "socialisme" pour mieux le dénaturer, l'abandonner ou le trahir. Serge n'a jamais cessé d'espérer, avec une confiance jamais démentie et admirable (si on mesure tout ce qu'il a vécu et enduré) dans l'être humain, dans les capacités de ce dernier à dépasser la misère de sa condition, et ce malgré les démentis que les évènements lui ont infligé sans cesse. A le lire, on a honte parfois d'éprouver telle ou telle insatisfaction de nanti...
Il n'y a pas de Panthéon pour ce genre de grand homme : ses restes reposent désormais dans une fosse commune de Mexico.