Les grands cimetières sous la lune
de Georges Bernanos

critiqué par Radetsky, le 30 septembre 2011
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Bernanos contre son camp
On connaît le Bernanos romancier, apparemment beaucoup moins le polémiste. Mais la parenté est vite établie si on se rappelle avec quelle force notre Picard ferrailla contre cet avatar privilégié du Diable qu'est le mensonge. Mensonge politique, mensonge historique, mensonge des élites, ecclésiastiques y compris, sur ce que fut la guerre d'Espagne. Catholique et monarchiste, Bernanos ne fit jamais mystère de ses convictions et son sang ne fit qu'un tour alors que, son fils s'étant engagé dans la "croisade" franquiste, il découvrit quelles infamies se perpétraient en toute impunité, soutenues par les bonnes consciences universellement confondues des fascismes et des "démocraties" hypocritement réfugiées derrière l'écran de la non-intervention. Traques, exécutions sommaires, tortures, fausseté des bonnes intentions, trahison tranquille des valeurs du christianisme sous couleur d'anti-bolchevisme, toute l'horreur de la guerre civile est montrée, sans complaisance mais sans omission. Stupeur de Bernanos : l'église d'Espagne jusque dans sa hiérarchie épiscopale soutient et absout le massacre de masse, les nonnes elles-mêmes s'y mettent, ajoutant la délation préalable au coup de fusil qui couchera les "Rouges" dans des fosses communes qu'on commence seulement de nos jours à dénombrer. Il fustige et réfute l'argument facile : "mais les Rouges brûlent les églises et tuent les prêtres", par la seule constatation de l'alliance immémoriale entre les puissants, les riches, les exploiteurs et l'église, complices de l’oppression, de toutes les misères, de tous les abus, commis envers le petit peuple d'Espagne. Et quel ton, quelle langue ! Bernanos a débuté sa carrière d'écrivain dans le journalisme et ça se sent dans la vigueur du style, l'ironie au vitriol, le sarcasme définitif, dans une langue fluide comme le discours d'un tribun, aux scansions familières chez lui, dans un long grondement d'indignation non contenue : Caton l'Ancien et Mirabeau n'eussent pas fait mieux !
La stupidité qui fondait la "Grande peur des bien-pensants", l'aveuglement du grand nombre, sont décortiqués dans l'analyse féroce que Bernanos développe à l'égard d'une génération entière de bigots apeurés, de ses soi-disant "élites", religieuses et politiques de droite essentiellement, car c'est à l'intérieur de son propre camp que ses coups les plus décisifs sont portés. Chronique terrible d'un long processus de dégradation de l'esprit public européen ayant amené tant de peuples à une frilosité coupable face au massacre des innocents, face à la disparition de tout scrupule, face à l'avènement de la force brute mise au service des éternels puissants. Et pourtant : l'exemple était là de ce qu'allait enfanter la "bête immonde" dans les années qui suivraient, après l'écrasement de la république espagnole. "Scandale de la vérité" (titre d'un autre de ses pamphlets) véritablement, qui allait progressivement amener Bernanos à abandonner non pas sa foi chrétienne mais les fumées nationalistes dont il avait hérité de son "vieux maître" Drumond, champion de l'antisémitisme de la fin du XIXe siècle. Sa détestation de chrétien sincère pour toutes les tyrannies est véritablement née en 1936, aux îles Baléares, où il fut le témoin des atrocités du franquisme et qui se prolongea par la suite dans son exil brésilien. Ce livre est le complément indispensable à toute étude purement historique (je pense à Hugh Thomas) sur la tragédie espagnole et le plus bel hommage, la plus belle justice, rendus aux victimes. Si je devais faire une remarque subjective, je dirais que ce livre constitue, avec deux ou trois autres, parmi ceux qui aident à forger une conscience politique, de quelque bord qu'on se réclame.