Témoins
de Jean Norton Cru

critiqué par Radetsky, le 26 septembre 2011
( - 81 ans)


La note:  étoiles
Le bon grain et l'ivraie
Jean-Norton Cru (1879 - 1949), qui a enseigné aux Etats-Unis, avait des attaches des deux côtés de l'Atlantique mais a répondu à la mobilisation de 1914. Fort de son expérience dans les tranchées cet universitaire s'est très tôt scandalisé de l'usage que la presse et certains écrivains faisaient de la guerre dans leurs récits. Pseudo-héroïsme, xénophobie, délires guerriers, travestissement des faits, etc. tout était bon pour vendre du papier aux gogos de l'Arrière (le "Derrière" écrira Georges Bernanos), contribuant ainsi au bourrage de crânes et à la fabrication d'un consentement auquel les Poilus eux-mêmes finissaient par douter. Bien sûr, la paix revenue en 1919, on publia beaucoup... de l'excellent comme du pire. Cru entreprit donc la critique détaillée de près de 300 ouvrages afin de les passer au crible de sa propre expérience et de Poilu, et de littéraire.
Les développements préalables sur les sentiments éprouvés par le combattant pendant une guerre occupent une partie substantielle de l'introduction, avec un hommage appuyé rendu à Ardant-du-Picq, soldat de métier qui démystifia dès le XIXe siècle l'esthétisation de la guerre et la phraséologie mensongère des récits qui en traitaient d'une manière générale.
Passent donc à la moulinette critique ces livres, tantôt souvenirs (que Cru place en tête pour leur valeur documentaire), tantôt lettres, romans, réflexions, essais, etc. Beaucoup d'appelés donc, mais peu d'élus !
On a beaucoup reproché alors et depuis à Cru sa sévérité, son intransigeance, dans l'appréciation qu'il a faite de l'abondante production de papier imprimé d'après-guerre, son souci scrupuleux à l'extrême de privilégier le témoignage direct, brut, par rapport à tout récit construit et par conséquent faussé dans son essence. Le reproche est venu de certains écrivains eux-mêmes Poilus (Barbusse, Dorgelès et d'autres) qui avaient eu recours aux "trucs" de la littérature pour soi-disant renforcer des effets qui n'avaient nullement besoin de ça, puis d'historiens, de journalistes ou critiques. Disons que la chose n'a pas encore trouvé sa conclusion, pour une raison à mon humble avis bien simple et qui tient à cette chose absolument hors du commun : la guerre. La guerre est un état régressif de l'humanité, nonobstant toutes les belles "lois" dont on la pare. Un homme qui fait la guerre se dépouille de cinq ou dix mille ans de civilisation pour s'en retrouver à l'état d'animal retourné à la dialectique proie/prédateur, dans tous ses effets. Et c'est incommunicable. Les procédés tendant à nuancer, élaborer, détailler le réel, en un mot les artifices proprement littéraires, tombent à côté de la plaque. L'être humain, si fier des "conquêtes" de son intelligence éprouve une terreur sans nom à regarder en face l'animal féroce et traqué qui est en lui.