Journal d'Andrés Fava
de Julio Cortázar

critiqué par Kinbote, le 1 juin 2002
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Le grand Argentin
Julio Cortazar est le plus grand auteur argentin après Borges et l’un des meilleurs nouvellistes que la littérature ait connu. Il est né à Bruxelles en 1914 (son père y était consul d'Argentine) le jour du premier bombardement allemand sur la ville. Ce livre devait faire partie du roman "L’examen" dont Andrés Fava est un personnage. Qu'il ait été écrit en vue d’être intégré au roman ou que Cortazar ait choisi d'attribuer ses notes personnelles à ce personnage, il est un authentique journal d'écrivain , en même temps que le produit d'une époque, la fin des années 40, où Sartre, plusieurs fois cité, faisait figure de penseur universel, de référent obligé, de manipulateur des idées.
Au fil des pages, on peut lire la préférence du scripteur des notes pour la poésie anglaise (« Là où Mallarmé parvient d’un dernier coup d’aile exténué, Shelley se dresse avec l'aisance naturelle d'un arbre »), une analyse de ce qui fait la modernité de l’écriture de Joyce et de son influence sur la propre écriture du narrateur.
« Joyce n'écrit pas bien ; c’est là le mérite et l’efficacité d'un livre qui tente de fixer une étape là où il y a plus de balbutiement que de parole, plus de sentiment que d’expression (. ) Quand je constatai que je ne pouvais plus écrire comme avant, que le langage me tournait le dos et qu’en somme ce que j’écrivais maintenant valait moins en tant que signification qu’en tant qu'objet, j’eus la première intuition de ce qu'était le phénomène de la modernité. C'est alors que je me mis à lire Ulysse, avec l'habituel retard sud-américain. (…) Sensation de liberté, de franc-jeu, de non conviction rhétorique, de montrer et non plus de décrire. »
Une page de « Je me rappelle… » préfigure les « Je me souviens » de Perec. Il parle aussi du souci de donner un nom neuf à ce qui est familier, trop commun, afin de se l’approprier, le faire briller de l’éclat de son nouveau vocable. Il rappelle un souvenir d’enfance, quand on se recouvre d’un drap et des sensations et images qui naissent de ce repli sur soi, à distance du réel. Il s'interroge sur l'amitié qui ne supporte pas la fréquence : « On ne doit pas aller voir le même ami deux jours de suite – c'est pourquoi nous avons trois ou quatre amis que nous voyons à tour de rôle, en nous relayant ». Et de citer ce dicton italien : « L'amico è come il pesce : dopo tre giorni, puzza. »
Il rapporte une discussion avec un ami à propos du langage riche et pauvre, et l’ami de conclure : « Il n’y a pas de langage riche ou pauvre mais des besoins plus ou moins grands d'expression ». Il note des idées de nouvelles, relève des citations susceptibles de servir d'épigraphes à des oeuvres à venir comme celle-ci, extraite du « Voyage au bout de la nuit » de Céline : « La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. »
Un livre longtemps resté inédit qui est une invitation à lire ou à relire les grands romans de ce grand argentin des lettres, « Marelle » et « Livre de Manuel », ainsi que ses nouvelles.