Sur les bords de l'Issa
de Czesław Miłosz

critiqué par Débézed, le 22 avril 2011
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
Façonné par les diables de l'Issa
Sur les bords de l’Issa, là où la Lituanie se heurte à la Pologne, dans une vallée où les paysans sont un peu plus riches qu’ailleurs, le petit Thomas vit chez ses grands-parents, nobliaux ruraux, et découvre la vie, la rivière, la vallée, la campagne environnante, la nature (la faune et la flore), les rites agraires, les croyances païennes et les convictions religieuses, des amis, des hommes, des femmes et la zizanie qu’engendre la présence des femmes.

Un véritable parcours initiatique au cours duquel il découvre la flore puis la faune, les camarades puis les adultes, les filles puis les femmes, le désir puis les débordements nocturnes, la mort puis la possibilité de la donner, la honte de n’avoir pas pu tuer puis la honte d’avoir tué. Tout ce qui construit un petit garçon dans un monde profondément rural, presqu’encore médiéval, à peine sorti de la féodalité. Le monde que Czelaw Milosz a sans nul doute connu lui-même car, s’il est de nationalité polonaise et américaine, il est bien né dans cette contrée de la Lituanie où la minorité polonaise était très présente. Mais, selon le préfacier et malgré ce que l’on pourrait croire, ce roman n’est en rien autobiographique.

C’est avant tout une ode à cette région, à la nature, à la spiritualité païenne qui semble toujours plus forte que les convictions religieuses dans un syncrétisme mal abouti. « La voilà bien, la chrétienté faite sur mesure pour les superstitions papistes : après leurs pieux cantiques à l’église, les femmes couraient offrir un sacrifice aux serpents, parce que, sans cela leurs hommes perdraient leur force et deviendraient incapables d’accomplir leurs devoirs conjugaux. »

A travers toute une série de scènes de la vie dans les campagnes, Milosz dresse un portrait de cette campagne qui pourrait être le pendant du portrait des villes hanséatiques dessiné par Thomas Mann dans les Buddenbrook. Et le petit Surkant pourrait être un Buddenbrook des champs qui se façonne progressivement au contact des êtres et des événements même si la destinée semble bien être le vecteur principal de son devenir, « … il est donné à chacun un fil – le destin. Ou bien on en attrape le bout, et alors on se réjouit parce qu’on fait de qu’il convient de faire. Ou bien on ne l’attrape pas. »

Dans des descriptions minutieuses et extrêmement précises, saisies à l’instant juste avant que tout bascule de façon inéluctable, au moment où l’après ne sera plus jamais comme l’avant, Milosz met en scène ces Polonais et ces Lituaniens qui cohabitent assez mal, ces paysans qui se rebellent contre les nobliaux et veulent le partage des terres, le déclin d’une petite noblesse essoufflée qui avait naguère lutté contre les Chevaliers Teutoniques ou les troupes de Charles IX et qui devait maintenant se contenter de cultiver son domaine comme les pauvres paysans. Classe sur le déclin comme les marchands de Thomas Mann pour qui les heures de gloire étaient dépassées aussi.

Et dans ce monde en évolution, le petit Thomas, privé de sa maman au moment où l’adolescence le perturbe, se pose des questions existentielles : « pourquoi suis-je moi ? », « Comment se peut-il qu’ayant un corps, de la chaleur, des mains, des doigts, je doive mourir et que moi cesse d’être moi ? » Mais, la réponse à ces questions viendra peut-être plus tard quand l’enfant partira avec sa mère pour un ailleurs. En attendant, on est ce qu’on est au fond de soi-même si les autres ne nous voient pas comme ça et que nous leur apparaissons comme ils nous voient.

Thomas. « Les diables du bord de l’Issa t’ont travaillé de leur mieux. »