Grandeur et décadence
de Evelyn Waugh

critiqué par Madamedub, le 30 mars 2011
(Paris - 39 ans)


La note:  étoiles
Grandeur et décadence
Dans le Lost in Translation de Sofia Coppola, lorsque Kelly (Anna Faris), jeune starlette aussi blonde que bruyante, confie que son pseudonyme à l’hôtel Park Hyatt de Tokyo est Evelyn Waugh, Charlotte (Scarlett Johansson) ne peut s’empêcher, une fois la jeune écervelée à distance, de rectifier de manière fort condescendante : “Evelyn Waugh was a man”.

Evelyn Waugh, le vrai, l’auteur – au masculin donc – de Grandeur et Décadence, aurait pu intégrer cette scène dans une version “21ème siècle” de ce vrai-faux roman initiatique et picaresque tant l’auteur se joue des codes littéraires attribués à ces deux genres pour mieux livrer une satire féroce de la Grande-Bretagne de l’époque. Mais pas que, tant l’œuvre, très partiellement autobiographique, prend dans ses derniers chapitres une dimension que l’on qualifiera, pompeusement sans peur des poncifs, d’“universelle” pour ne pas faire l’offense à l’auteur d’utiliser la terminologie “générale”.

Evelyn Waugh dénie, au milieu de l’ouvrage, l’utilisation de l’adjectif “héros” pour définir le personnage principal, Paul Pennyfeather, tant ce dernier n’a aucune prise sur les évènements – forcément injustes – dont il est autant le spectateur que la victime. Renvoyé par méprise de la solide public school de Scone, il échouera tour à tour en tant que professeur dans une obscure et désargentée public school du Pays de Galles, en tant que futur époux d’une riche aristocrate dont il était le précepteur du fils, puis en tant que prisonnier pour avoir aidé – sans le savoir – cette dernière à fournir en chair fraîche une série de bordels sud-américains…

Inutile de donner plus de détails tant cet enchaînement de tribulations et de personnages y jouant un rôle factuel actif (le docteur Fagan, Mrs Beste-Chestwynde ou encore Sir Lucas Dockery, directeur de prison) ne constituent pas le principal intérêt de l’œuvre. En effet, au-delà d’une critique vigoureuse et rigoureuse de l’époque (parfaitement divisée en trois parties s’enchaînant parfaitement les unes aux autres : la Grande-Bretagne “d’en bas” – comme l’aurait appelée Jean-Pierre Raffarin –, celle “d’en haut” et celle des institutions), ce sont les personnages secondaires et récurrents, qui surgissent et réapparaissent dans la vie du héros tout au long du roman, les apparitions théâtrales et spectrales de ces increvables qui viennent étayer la thèse de l’auteur : l’absurdité de toute existence sociale. Ainsi, ces personnages tirant leur épingle du jeu sont qualifiés de “dynamiques” : il en va donc de ce cher Philbrick, qui débarque aux moments où on l’attend le moins par le truchement de combines erratiques ne présentant aucune logique ; ou encore de l’architecte Silenus – une sorte d’Auguste Comte postmoderne croisé avec Le Corbusier – qui, aux antipodes du réel, est le visionnaire le plus lucide et désenchanté qui soit ; à un degré moindre, le capitaine Grimes fait également partie de ceux-là, même si son sort est souvent moins enviable. Ces personnages qui, en ne jouant jamais dans les règles, retombent toujours sur leurs pattes, ou plutôt savent savamment se mettre en selle ; ces personnages plus absurdes que l’absurdité du monde lui-même sont les seuls fils rouge de l’univers présenté par l’auteur. Les seuls véritablement pérennes.
Dans l’absurdité des valeurs, des coutumes, des conventions et de l’administration, les personnages “statiques” n’ont rien à espérer, si ce n’est que d’être partie prenante de la “grande machine” du monde sans en être éjectés : ainsi, si Paul Pennyfeather n’est jamais maître de son destin, ce n’est pas tant par sa candeur que parce qu’on ne lui en laisse jamais l’occasion. Dans un univers où les valeurs et pensées des personnages sont aussi fluctuantes et superficielles que leurs situations matérielles (l’attachement de Paul à la Société des Nations remis en cause de manière hilarante dans la chaleur de Marseille), se fabriquer un destin hors des règles d’un monde oublié de Dieu est – pour l’auteur qui deviendra très croyant un peu plus tard – la seule manière de s’affranchir de son absurdité, à défaut d’être une manière de se rapprocher de Dieu. Désirer laisser une trace à la postérité sans faire preuve d’absurdité revient à tomber dans le piège de la rationalité sur laquelle se base l’institution sociale ; cette même rationalité se révélant elle-même absurde…

Evelyn Waugh nous donne donc les clefs du moins pire en jouant avec ses personnages “dynamiques” comme avec une balle rebondissante. Mais ce faisant, il nous indique par dessus tout que le mieux, ce vers quoi devrait s’élever l’homme, a déserté les lieux. Chronique finalement plus amère et mélancolique que ne le laissait penser sa mordante ironie, Grandeur et Décadence, par-delà son enveloppe croustillante et divertissante, est autant un éclat de rire qu’un éclat de conscience qui appelle aux éclats de l’âme, le tout dans une langue rapide, précise, où nul mot n’est superflu sans qu’aucun ne manque à l’appel.

T.M.