Le présent décomposé
de Denis Cohen, Michel Rigoni

critiqué par Musicologie, le 23 mars 2011
( - 53 ans)


La note:  étoiles
In memoriam Michel Rigoni
Denis Cohen est un compositeur français qui se situe dans la lignée de B. A. Zimmermann et K. Stockhausen. Toutefois, dans son article "Ulysses et les sirènes", il réfute le clivage entre spectralisme (Murail, etc.) et sérialisme (Boulez etc.).

Denis Cohen d'abord pianiste s'oriente vers la composition et la direction d'orchestre. C'est aujourd'hui un compositeur dans la cinquantaine un peu à l'écart, connu du milieu, mais sans grande présence médiatique.

Son parcours est le plus banal qui soit pour un compositeur savant : prix au Conservatoire de Paris, bourses et stages, notamment la Villa Medicis, puis une activité d'enseignement dans une institution (il enseigne l'orchestration au conservatoire de Paris) ; activités annexes (chef d'orchestre invité). Il reçoit quelques commandes chaque années.

Plan : après une préface de Pierre Albert Castanet (épli... repli... dépli..."), qui comme de coutume, dégage l’essence de sa musique, Rigoni réalise des entretiens, en suivant l'itinéraire des oeuvres musicales, qui forment un ensemble de réflexions sur la musique en général ; après ce dialogue, ce sont les écrits de Cohen, du moins une sélection ; enfin, des analyses musicales plus pointues.

Au départ, Cohen cherchait un philosophe pour discuter de la situation contemporaine. C'est le musicologue Michel Rigoni qui s'est attelé à cette tâche. Rigoni est le plus grand spécialiste français de Stockhausen, ayant écrit la seule biographie du compositeur en langue française. Hélas, ce musicologue exigeant nous a quitté il y a un an, alors qu'il côtoyait la cinquantaine.

La position de Cohen se veut "critique", et il est vrai qu'il affirme depuis toujours une libre pensée, voire une pensée noire et négative, qui l'écarte du système institutionnalisé. Il est possible de se demander si ces idées noires ne viennent pas, en réalité, du sentiment de n'être pas assez joué et reconnu sur la scène de la musique contemporaine. Mais cet esprit de fronde, même fondé sur des sentiments (dérivation idéologique, selon Pareto), n'enlève rien à l'intérêt et la pertinence actuelle des débats soulevés dans ce livre.

Selon les auteurs, l'ensemble des "publications musicologiques" fuient l'"espace critique" pour l'hagiographie. Ou alors elles versent dans la "spécialisation à outrance" de type thèse de doctorat.

Le positionnement critique est à entendre de façon normative ; c'est semble-t-il la volonté d'établir des hiérarchies dans les productions musicales, avec bien sûr une argumentation. Cela fait songer à cette pratique récurrente dans l'art moderne qui consiste à étayer ses partis pris (le postsériel contre le néoclassique et le postmoderne) sur des bribes de théorie esthétique piochés dans Adorno.

Cohen et Rigoni avancent que c'est l'institution - les structures susceptibles d'aider la musique contemporaine - qui effectue un travail critique. Et elle seule : pas les médias, le public, les historiens, etc. Pour raison simple. Elles sont par essence normatives, puisqu'elles prennent des décisions financières... enveloppées d'arguments sociotechniques, qui finissent par valider des styles, des attitudes, des valeurs repérées, et couvrir des "intérêts en réseau". Ainsi, "une oeuvre artistique, c'est aussi une critique du moment", pour Cohen. "Chacun travaille dans un moment historique singulier." (p. 31)

Bien sûr, cette interrogation sociologique sur la commande d'Etat ou émanant de la région, est au coeur de l'esthétique.

L'évolution récente selon Cohen tend vers le "parcellaire" :

1) il n'y a plus de projet général, ou de style, ou de lois d'écriture et autres permettant de se repérer ;

2) le compositeur est soumis non au public, mais au décideur, qui commande des pièces avec un instrumentatium précis, et qui impose donc un adaptation toujours recommencée, parcellisée, de la poétique du compositeur.

Une contradiction apparaît lorsque Cohen énonce cette magnifique sentence : "La composition, comme l'écriture en général, est un acte d'absentéisme volontaire et momentané du monde." (p. 15) L'acte créatif est un acte de liberté, il échappe aux contraintes du monde.

Bref, Cohen procède à un vrai-faux débat, tombant dans cette tarte à la crème de l'esthétique : "pesanteurs institutionnelles vs liberté créatrice". Ses réponses sont-elles neuves ? Je ne suis pas sûr. Elles sont intéressantes, et vives, ce qui est peu courant, bien que la critique aurait pu être sincère, totale, nommant des structures et des personnes, comme savaient l'être les compositeurs des périodes passées.

Et pourtant, j'applaudis cette démarche critique. Cette "tarte" vaut ce qu'elle vaut, mais les petits malins qui croient contourner le problème (par ex. l'idée que la sociologie ne se soucierait pas des valeurs et des styles) oublient la réalité vivante et complexe de l'action pour une description fabuleusement neutre. Tant mieux pour eux. Ils ont trouvez la Voie ! Mais Cohen remet sur le métier la vraie question. Puisse-t-il produire une livre écrit par lui, personnel, construit, engagé, iconoclaste et irrespectueux.

Nicolas Darbon

Références :
RIGONI, Michel, Stockhausen... un vaisseau lancé vers le ciel, Millénaire III éditions, 1998. millenaire-III@cegetel.net