Voyage au pays des Ze-Ka
de Julius Margolin

critiqué par Falgo, le 16 mars 2011
(Lentilly - 84 ans)


La note:  étoiles
Plongée dans l'Enfer
Juif polonais, Docteur en philosophie, féru de culture russe et européenne, résident en Palestine mais toujours citoyen polonais, Julius Margolin (1900-1971) a écrit ce livre en 1946/47. Une version tronquée a été publiée en 1949 sous le titre "La Condition inhumaine", bien avant les chefs d'oeuvre de Soljenitsyne (L'archipel du Goulag) et de Chalamov (Récits de la Kolyma). Il s'agit donc du premier grand texte consacré au système concentrationnaire soviétique. C'est ainsi qu'il faut le lire.
Il s'agit, à mon sens, d'un des textes les plus grands et des plus poignants dédiés à l'exploration de l'esprit humain, tant pour en décrire la cruauté, les bassesses et les turpitudes (les bourreaux) que pour en louer la grandeur (certaines victimes, l'auteur).
Citoyen polonais donc, émigré en Palestine, Margolin revient en 1939 dans son pays natal pour un court séjour. L'envahissement simultané de la Pologne par les Allemands à l'ouest et les Soviétiques à l'est le conduit à se réfugier à Pinsk, sa ville natale, devenue territoire soviétique, la Pologne ayant été démembrée. Il y est arrêté au motif d'être "sans papiers" puisque détenteur d'un passeport polonais, pays qui n'existe plus et ne peut donc délivrer un document valable. Le système bureaucratique, à l'effarement de Margolin, se met ainsi en branle avec son effroyable logique, sa totale hypocrisie, la servilité de ses séides et sa fondamentale absence d'humanité pour le promener pendant 5 ans, durée de sa peine, dans plusieurs camps de la région d'Arkhangelsk.
Ce livre est d'une incroyable richesse et je vais tenter d'en éclairer quelques aspects, conscient de ne pouvoir en épuiser toute la matière. Il comporte deux angles de vue qui s'entremêlent et se répondent en permanence.

Le premier décrit les effroyables conditions de survie qui sont faites aux condamnés aux travaux forcés, obligés de travailler dans le froid (-30°), avec des outils misérables et dans un état de sous-alimentation programmée. Arrivé avec un poids de 80 kilos, Margolin se retrouve en 2 ans à 45. Le travail est présenté officiellement comme une occasion de "refonte" (ou rééducation ou redressement), mais il ne donne pas droit à une alimentation suffisante pour soutenir l'effort requis. Ce qui cause, dans l'indifférence générale, un nombre élevé de décès. Les camps soviétiques, à la différence des nazis, ne sont pas destinés à l'extermination de populations, mais à la fourniture de main d'oeuvre. Un détenu pouvait en sortir à la fin de sa peine, s'il n'était pas mort avant - cas fréquent. Tout ce système est décrit dans le détail par des dizaines de personnages et de situations qui en font vivre l'horreur absolue, éclairée ponctuellement par une rare rencontre humaine.

La deuxième partie est une réflexion sur le système qui constitue une oeuvre philosophique de première grandeur. Trois chapitres y sont consacrés plus que les autres: "La névrose des camps", "Au bureau", "La doctrine de la haine".
"La névrose des camps" montre les effets du système sur l'âme humaine. "Ils semblaient parfaitement normaux. Il fallait les connaître de près pour comprendre que c'étaient des cadavres vivants, des gens parfaitement malheureux et irrémédiablement détruits. Le poison avait pénétré à l'intérieur. C'était comme si on avait éradiqué leur humanité: ils avaient perdu foi en l'homme, la raison, l'intelligibilité du monde." (p.548)."L'homme ne peut garder sa santé mentale dans la souffrance que s'il sait pourquoi il souffre. Dans le cas contraire, il finit par perdre la raison ou l'équilibre psychique. Les camps de redressement par le travail sont une gigantesque fabrique, unique dans le monde, de psychopathes et d'invalides psychiques."
"Au bureau" décrit la survenue et les conséquences de la dystrophie alimentaire, cette "ruine de l'organisme à la suite d'une inanition épuisante" (p.565). "la mort attaque l'organisme, usé et incapable de lutter, en un certain point." et la cause de la mort est une maladie répertoriée, seule admise comme cause officielle dans les statistiques qui ne mentionnent pas la sous-alimentation.
"La doctrine de la haine" fait de celle-ci le moteur de tout le système. "Le problème réside dans cette force insensée, monstrueuse, essentiellement objective et meurtrière, qui découle de la tentative désespérée de bâtir leur propre existence sur le malheur et la mort d'autrui." (p. 613). "..la haine est un cercle vicieux", en ce sens qu'elle n'est jamais satisfaite et se nourrit d'elle-même, quelles que soient ses conséquences.

La lecture de ce livre, rédigé dans une langue parfaite, souple et précise, riche et exacte, renvoie à bien des problèmes de notre monde: harcèlement moral, harcèlement sexuel, violences conjugales, refus de l'étranger, mépris pour des populations, mensonge politique, etc, sont des manifestations quotidiennes de ces causes (essentiellement la haine) qui ont trouvé en URSS l'une de leurs plus effroyables expressions. Comment éradiquer tout cela pour rendre à l'homme, en toutes circonstances, sa dignité et sa liberté? Ces questions sont d'une actualité de tous les jours. Ce livre comporte non des réponses, mais un immense champ de réflexion. Par exemple: que penser de tous ces idéologues qui, sachant ce qui se passait, ont sciemment menti, détruisant ainsi en eux et autour d'eux tout respect dû à l'homme et qui jouissent encore d'une certaine réputation?
Dernière remarque: ici aussi je mets 5 étoiles. Mais comment comparer une oeuvre aussi puissante et aussi forte avec bien des oeuvres qui, sur ce site et dans mes notes précédentes, ont mérité la même note sans lui arriver à la cheville?