Le stade de Wimbledon
de Daniele Del Giudice

critiqué par Kinbote, le 3 avril 2002
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Ceci n'est pas un livre sur le tennis!
Petit livre déroutant salué à sa sortie en 83 par les ténors de la prose italienne : Moravia, Camon et Calvino, et adapté aujourd'hui au cinéma par Mathieu Amalric, déjà connu comme comédien, avec dans le rôle principal Jeanne Balibar.
La première partie conte les divers voyages que fait le narrateur à Trieste sur les traces de Robert Balzen, personnage qui a bien existé et n’a rien voulu publier de son vivant.
Les deux derniers chapitres mènent l’enquêteur à Londres et Wimbledon où il rencontrera la femme qui a le mieux connu Balzen et par ailleurs le stade vide qui va jouer dans sa quête un effet de révélation.
Le livre paraît d’abord écrit sans souci stylistique, tel que les événements se succèdent, un récit plat, un peu ennuyeux, soumis aux aléas de l'actualité, transcrivant le plus fidèlement possible les propos tenus par les interlocuteurs rencontrés. Mais peu à peu un écrivain se découvre derrière l’enquêteur et une démarche propre qui va a contrario du projet de vie de Robert Balzen. Assurément Del Giudice dont c'est là le premier livre fait son apprentissage d’écrivain dans le même temps qu'il s’interroge via Balzen sur la pertinence du fait d'écrire.
Italo Calvino résume ainsi le propos du livre :« Celui qui a convenablement posé le problème du rapport entre savoir être et savoir écrire comme condition de l’écriture, comment peut-il penser influer sur l'existence des autres sinon de la manière indirecte et implicite dont la littérature peut enseigner à être ? »
Le récit des rencontres est émaillé, à la faveur des déplacements du narrateur, de digressions parfois très pointues sur la navigation maritime ou ferroviaire, pour montrer, il semble, que les pilotes qui naviguent à partir de données purement abstraites, tirées de cartes et se servant d'instruments très techniques, mènent toutefois leurs appareils à bon port.
L'écriture, qui procède par signes et représentations, peut-elle de même aider auteur ou lecteur à se positionner dans sa propre vie, à changer de cap, à modifier son projet d'existence ? A l'occasion, ce récit montre les limites des témoignages qu'on peut apporter pour cerner l'existence d'un disparu ou d'un absent. Il démontre bien que les compte-rendus sont uniquement affaire de mots, de littérature.

Certaines réflexions ou notations relevées par l'auteur possèdent la force de l’aphorisme. En voici quelques-unes : « Je remarque l’énergie pure sous tension , derrière ses mots, et je réagis comme toujours : en espaçant les intervalles, en opposant la lenteur. »
« Jusqu'à Goethe, la biographie est absorbée par l’oeuvre, à partir de Rilke, la biographie s’oppose à l'œuvre. »
« L'épistolier ne se met pas en frais de forme, car la forme de la lettre n'est pas dans ce qui y est écrit mais dans une relation de vie. C’est le seul écrivain qui a déjà acquis son lecteur, probablement avec autant de peine, quoique sur un autre plan. »
« Elle est jeune mais elle l’est comme il y a à quatre-vingts ans : avec un chemiser léger de dentelle, fermé au col par une épingle , et une jupe longue à volants, chaque volant étant ourlé d’un ruban coloré. »
« Je crois qu’il faut être très formel quand on mange seul. »
« Oui, je garde toujours la télé allumée sans le son. Elle me sert comme autrefois me servait la musique, mais maintenant, je préfère des images de fond. »
« Je regarde les vitrines des magasins et dans une monnaie étrangère, j'ai l’impression que tout doit être acheté. »
« L'opinion la plus haute de l’écriture, c'est toujours quelqu'un qui s’y est refusé qui la possède. »
« Etre aveugle c'est tout autre chose que d’être sourd. Les sourds sont méfiants, ils croient que l’on médit constamment sur eux. Les aveugles, en revanche, sont pleins de confiance et ils font des tas de plaisanteries. »
« Au début, les trous dans l’herbe semblaient être la tanière d'un animal minuscule et soigneux, puis j'ai compris qu’ils servaient au golf. »
« Les chats sont comme les juifs. Ils sont rarement stupides, mais quand ils sont stupides, ils le sont d’une manière absolue. »
« L’idée qu’il y aura un instant , entre l'invention et la mémoire, ne le rendra pas plus concret. »

Le ton m'a souvent fait penser à ce qu'a pu écrire quelques années plus tard Jean-Philippe Toussaint dans ses romans et en particulier dans « L’appareil photo ». L’épisode Wimbledonien fait aussi état d'un appareil-photo près d’être utilisé à la façon dont le narrateur du roman de Toussaint l’emploiera.
A lire impérieusement si la problématique soulevée par ce récit vous intéresse ! Et certainement un film à voir, ne serait-ce que pour découvrir comment ce livre, très littéraire, a été adapté.
un écrivain sans écrit 8 étoiles

Le stade de Wimbledon est à mes yeux le fruit des amours (improbables?) entre Marguerite Duras et Enrique Vila-Matas. Pour ce dernier, le rapport est évident : pour ceux d'entre nous (sans doute nombreux) qui ont contracté à vie la "maladie de la littérature" (ou ce qu'il appelle le "mal de Montano" à juste titre primé meilleur roman étranger par le jury Medicis), le cas de Robert Balzen écrivain sans écrit ne pouvait qu'engendrer une nouvelle poussée aiguë de notre maladie.
J'ai plus de mal à clarifier pourquoi j'ai souvent pensé à la grande Marguerite au cours de ma lecture : son style, ses annotations particulières sur l'espace, le mouvement, le climat des scènes, le type de rêveries, le nez levé, que le texte insidieusement enclenche...?
Pour le contenu du roman, la critique de Kinbote ne demande aucun complément. Inutile de le paraphraser.
Ce stade de Winbledon a quelque chose de bizarre, il est très singulier, allez marcher sur les chemins de ce texte parallèle à la littérature tout en en faisant partie; un petit goût d'inexploré vous restera en bouche...

Jeparo - Bruxelles - 59 ans - 28 avril 2004