Le guetteur mélancolique
de Guillaume Apollinaire

critiqué par Nance, le 24 janvier 2011
( - - ans)


La note:  étoiles
Un poème dans le tas
« Et toi mon coeur pourquoi bas-tu
Comme un guetteur mélancolique
J’observe la vie et la mort »

Recueil posthume de quatre petits recueils inédits : Stavelot (1899), Rhénanes (1901-1902), Poèmes à Yvonne (1903) et Poèmes divers (1900-1917). Ce recueil même est souvent suivi des recueils Poèmes retrouvés ou Poèmes inédits, mais j’ai décidé de les critiquer séparément pour éviter la confusion (un des problèmes quand les éditeurs choisis d’associer différents recueils).

Stavelot. C’est mon premier recueil lu de Guillaume Apollinaire (bien que j’ai lu et adoré son poème Mardis Gras, des Poèmes retrouvés), j’y remarque la belle plume, une écriture que j’aime, mais les thèmes m’interpellent moins (ici, c’est l’espoir, le doute, l’amour perdu, l’amour à sens unique, la routine du quotidien - « Demain sera ce que fut aujourd’hui » -, le labeur...). Avec la poésie, soit ça passe ou ça casse. Même si il semble un incontournable dans le genre, il faut savoir que l’amour n’a jamais été un thème qui m’emballe en poésie, ce n’est définitivement pas le noyau de mes poèmes préférés (Ozymandias de Percy Bysshe Shelley, Pouvoir tout dire de Paul Éluard, Speak White de Michèle Lalonde, La complainte du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge, Les ténèbres de Lord Byron, Eterna Volutta de Valery Larbaud...), sûrement parce que je trouve que ça peut facilement tomber dans le kitsch, même en voulant de ne pas l’être. Ici, bien que ce n’est pas bluette, ça ne me fait rien non plus. Pas mémorable pour moi.

Rhénanes. Les poèmes ici tourne autour du Rhin, le fleuve, l’eau. Comme dans le recueil précédent, l’eau, l’onde est louée, toujours en mouvement perpétuelle, face à la pierre, l’or, immuable et sans vie. « Passeur passe jusqu'au trépas ; Les bacs toujours s'en vont et viennent ; Et les chaînes qui les retiennent ; Dans l'eau claire ne se voient pas ; D'ahan les passeurs les déchaînent ; Il faut passer il faut passer ; Passer et puis recommencer ; Les bacs du Rhin y vont et viennent » J’ai trouvé ça mieux, moins kitsch, mais ça ne m’a pas transporté.

Poèmes à Yvonne. Court recueil, mais intense. J’ai beaucoup aimé, même si ça parle d’amour, de beauté et que ça rime (je préfère le vers libre), les mots sont délicieux. « En robe verte vous rappelez Mélusine; Et vous marchez à petits pas comme dansant ; Et quand vous êtes en robe bleu-pâlissant ; Vous semblez Notre-Dame des fleurs ô voisine ; Madone dont la bouche est une capucine » Yvonne qui, sa voisine ? Je remarque qu’Apollinaire fait beaucoup d’acrostiches avec des prénoms féminins. Romantique, va.

Poèmes divers. Plus complexe, mais inégal. Un pot-pourri qui reprend les thèmes chers à l’auteur (la monotonie quotidienne, la mort, la douleur de l’amour...). Quelques bons moments, mais des vers en rimes (ça me fait parfois un effet comparable à des bruits d’ongles sur un tableau noir, c’est une question d’affinités). Kitsch encore.

Donc, ça n’a pas été une lecture mémorable pour moi, sauf pour UN poème que j’ai recopié (le premier des Poèmes à Yvonne). Je préfère Poèmes retrouvés.
Un recueil composé à titre posthume, d'une grande densité malgré sa diversité, et porté par une grande volonté de vivre malgré la douleur et la mort 9 étoiles

« Le guetteur mélancolique » est un recueil particulier car il fut constitué par Robert Mallet (lui-même un grand poète du XXème siècle) et Bernard Poissonnier, à partir des poèmes publiés en revue ou retrouvés dans les manuscrits d’Apollinaire (cf la brève notice de Michel Décaudin à la fin du recueil).

Certaines sections du recueil sont très courtes, comme la première composée uniquement du triptyque célèbre qui donne son titre au recueil et que Nance a recopié dans sa critique.

Néanmoins, malgré le titre un peu flou des deux plus grandes sections du recueil (« Poèmes divers », « Poèmes retrouvés) il n’est pas une simple compilation d’inédits composée à titre posthume (en tout cas pas un "tas" de poèmes comme semble l'indiquer le titre de la critique principale) et présente une grande cohérence qui permet d’apprécier toutes les facettes de la poésie d’Apollinaire, qui puise dans le quotidien, avec parfois des rythmes de chanson comme dans la section Stavelot ou « Quelconqueries » et « Le tabac à priser » (Poèmes retrouvés), mais qui sait aussi s’élever jusqu’aux hauteurs du mythe et de l’interrogation métaphysique, comme dans les premiers poèmes retrouvés. On y trouve également quelques calligrammes mais trop mal imprimés (grrr...) pour qu'on puisse bien les lire !

Outre sa capacité à « enchanter » le quotidien, par l’évocation récurrente des mythes, de l’histoire ancienne, de l’univers des chansons et des contes (en s’inscrivant parfois dans la veine des écoles symboliste et fantaisiste [celle de Tristan Derème, Tristan Klingsor, Léon Vérane, etc.]), Apollinaire a le sens des images frappantes qui s’imposent à l’imagination du lecteur (comme celle des arbres d’automnes emplis de mains coupées dans "La clef") et sait jouer sur toute la gamme qui va du grotesque (ex : outre les « Quelconqueries », il y a par exemple le poème « Le dôme de Cologne » dans la section Rhénanes) au sublime, notamment quand Apollinaire évoque, inextricablement liés, l’amour et la mort. Contrairement à Nance (cf sa critique principale), je n'y ai pas trouvé la moindre trace de kitsch sauf volontaire quand Apollinaire veut se moquer.

Mais ce qui frappe surtout le lecteur est l’immense volonté, manifestée par Apollinaire, de communion avec le monde qui l’environne. Même si sa poésie traduit, par ses images et ses multiples échos, une vraie capacité à contempler la beauté du monde et de la nature (omniprésente dans le recueil et dans les références, comme celles au douanier Rousseau), la poésie d’Apollinaire est avant tout portée par une grande énergie orientée vers l’action, qui irrigue les poèmes et donne le sentiment que l’auteur exprime une volonté d’immersion dans le monde, d’être et de communier, presque charnellement, avec la nature et les hommes.

Apollinaire a alors des accents rimbaldiens, qui m’évoquent irrésistiblement « Soleil et chair » comme dans un poème sans titre qui commence par :
La nudité des fleurs c’est leur odeur charnelle
Qui palpite et s’émeut comme un sexe femelle

Il se poursuit en évoquant la nudité du ciel, des lacs et de la mer, comme si le poète était un amant avide de jouir du monde, un voyageur cherchant à étreindre tous les possibles et à embrasser toutes les beautés où la vie se manifeste… Apollinaire, depuis les bouges glauques des grandes villes jusqu’aux tranchées de la 1ère guerre, perçoit partout la beauté, jusque dans les fièvres du combat.

Par exemple, dans « Méditation », Apollinaire commence ainsi la description d’une nuit de guerre :
Cette nuit est si belle ou la balle roucoule
Tout un fleuve d’obus sur nos têtes s’écoule

La religion, qui est souvent évoquée dans le recueil, apparaît alors comme un obstacle ou une faute, quand elle dessèche le rapport de l’homme avec la beauté et les mystères du monde :

Se sont évanouis les fées et et les démons
Quand jadis en l’étable est venu Saint Remacle
Et les moines ont fait ce si triste miracle
La mort des enchanteurs et des gnomes des monts

Or, pour Apollinaire, le poète est clairement un enchanteur,…mais il sait aussi que la magie des poètes est impuissante face au temps et à la mort, qui emporteront tout. Il y a donc urgence à vivre « Jamais jamais heureux toujours toujours partir » (cf « Les poètes » dans la section Poèmes retrouvés), ici et maintenant malgré la douleur et la mort (Apollinaire célèbre l’avion et la modernité, ou prend des accents révolutionnaires comme dans « Avenir » ou p.125, dont le tercet final anticipe les hippies et la beat génération : "Et nus comme des dieux, débarrassés des lois / Nous irons sur la route avec les anarchistes / Et nous vaincrons d'amour la vie qu'on désaima"). C’est ce qui rend si particulière et élève si souvent jusqu’au sublime et au grandiose la poésie d’Apollinaire : elle inscrit l’instant fugace dans une perspective historique placée sous l’ombre omniprésente et tragique de la mort :

« Venez venez fillettes
Faut pas rester sur terre
Vaut mieux vaut mieux mourir »

« Ouvre tes yeux puisque tu m’aimes
Ouvre pour moi tes yeux fermés
[…]
Ton amoureux hier est mort
Par pitié m’attend-il encore
Hélas j’ai vu ses yeux fermés »

« Les villes sont pleines d’amour et de douleur
Deux plantes dont la mort est la commune fleur »

Eric Eliès - - 49 ans - 8 juillet 2012