Les Tétraèdres
de Yurani Andergan

critiqué par Bcordelier, le 3 octobre 2010
( - 77 ans)


La note:  étoiles
Fresque sur l'aventure humaine sur 20 000 ans
On n'est pas habitués à découvrir de tels pavés, 1274 pages, pas moins. Lecture conseillée installé confortablement avec le livre posé et calé, sinon crampe des avants-bras assurée. C'est un ouvrage difficile à définir et classer. L'auteur tient pour le réalisme magique, en raison du petit côté fantastique qui le traverse et l'innerve tout du long. Néanmoins il peut se voir aussi comme un roman fondamentalement historique, voire comme une uchronie dont on se rendrait compte qu'elle aurait réellement eu lieu.

Le roman court sur 20000 ans, avec un parti pris narratif inhabituel et généralement casse-gueule, à savoir que le lecteur remonte en arrière. La fresque – terme plus adéquat que saga, bien qu'elle est en ait de nombreux ressorts – démarre à notre époque, en Polynésie, pour remonter ensuite au travers de 36 escales (des chapitres d'importance très variable, entre 15 et 90 pages) qui constituent toutes une histoire à part entière. Certaines escales sont toutefois regroupées, formant quelques mini-cycles. Chaque escale est un moment dans le temps et l'espace. La quatrième de couverture parle d'un roman conçu comme une fouille archéologique et une étude généalogique, cela est assez juste dans la méthode.

C'est un roman foisonnant et déconcertant de prime abord. Chaque escale est donc une histoire, une aventure unitaire qui se lit en tant que telle. Un style fluide et alerte, assez classique mais tout en relief, une densité narrative qui fait la part belle à l'imprégnation et à l'identification, un grand soin apporté aux cadres géographiques, historiques, linguistiques, culturels, au caractère plausible des faits. Chaque nouvelle escale est une rupture, changeant d'espace, de temps et évidemment de personnages. Ces 36 escales sont un peu comme 36 stations d'un chemin, non pas de croix mais d'illumination.

Le roman tire son titre des tétraèdres, de petites pierres "magiques" inaltérables et parfaites que détiennent par transmission les héros. Ils sont l'un des fils rouges du roman, dont on comprend peu à peu leur réelle signification et rôle. Transmis par des femmes, ils sont alors capables de "révélations" sur le passé, tandis qu'entre des mains masculines ils ne sont que des objets purement symboliques instrumentalisés dans des usages politiques ou religieux. Un autre fil rouge est constitué par une mythologie des volcans, une sorte de quête qui a accompagné les voyages des grands peuples migrateurs qui sont le sujet-cadre de l'aventure jusqu'à sa conclusion-départ.

Le roman est un véritable puzzle dont les pièces s'emboitent peu à peu à rebours, truffé de fausses pistes comme peuvent l'être certaines interprétations parcellaires ou erronées lors d'une fouille archéologique, dont le lecteur perçoit par paliers la puissante cohérence. Le thème profond qui surgit comme un flot irrésistible est celui de la mémoire collective, les notions de transmission, déformation, détournements et recompositions de celle-ci, de la genèse de grands mythes fondateurs, au travers des peuples et porteurs de la seule oralité. Et même si l'auteur prend plaisir à flirter avec l'épique, il ignore superbement et avec brio les habituelles références mythologiques classiques et les civilisations appuyées sur la transmission écrite ou la monumentalité. En cela, il s'agit d'un roman véritablement original, plein d'une érudition discrète et empathique envers les peuples "sans histoire". On s'identifie sans peine avec les navigateurs polynésiens, des quidams précolombiens, des marcheurs de savane africaine, des ancêtres préhistoriques.

Autre point essentiel, le roman adopte volontairement un prisme féminin. Les plus beaux personnages sont des femmes, parfois tragiques, en tous les cas porteuses d'une permanence et transmettrices de valeurs intemporelles et collectives. L'auteur met notamment en scène, avec maestria, des sociétés matriarcales anciennes. Il y a notamment une escale dans laquelle on découvre une société dans laquelle les femmes gardent secrètes les filiations, ce qui leur donne un pouvoir symbolique considérable, objet d'une lutte sournoise avec des "prêtres" qui veulent s'approprier cette connaissance. Et plus généralement, seules certaines femmes sont dépositaires, sans en être pleinement conscientes, de connaissances ancestrales restituées lors de séances de transe dans une langue secrète.

Alors, toutes les escales ne sont pas du même niveau littéraire et quelques unes ne laisseront pas grande trace. Toutefois, il n'y a jamais d'ennui ni même de réelles longueurs, en dépit des 1200 pages, et l'ensemble se lit avec une excitation croissante, au fur et à mesure que le lecteur se rend compte qu'il est en présence d'une sorte de mandala mémoriel et que ce qui apparaissait jusque là comme des aventures éparses et indépendantes révèle une unité totale et ouvre sur une extraordinaire genèse ancienne et oubliée. Et sinon, inutile d'espérer se rappeler de presque aucun nom de héros – ils sont la plupart imprononçables – et pourtant leur image conservée est d'une netteté incroyable. L'astuce de l'auteur est de fonctionner par méga-types de personnages. Ainsi, la grosse centaine de héros se réduit finalement à quelques typologies récurrentes, donnant relief aux notions de transmission et de cycle au travers des générations.

Arrivé au bout à l'Homme de Neandertal, on sent la boucle se refermer sur notre présent et surtout notre futur. Les Tétraèdres est un roman multiple, à clés, dans lequel le fantastique, ou le réalisme magique tel que le considère l'auteur, donne une dimension paradoxale de véracité aux traditions orales de transmission des mythes et du passé. Roman d'aventures fondamentalement, de l'aventure humaine. Réflexion sur la longue lignée de nos ancêtres et leur symbiose avec la nature. Roman ovni. Un ouvrage ambitieux qui ne comblera que des lecteurs eux-mêmes exigeants et curieux, adeptes des sentiers inédits et aux antipodes de la littérature formatée ou nombriliste.

Site de l'auteur : http://www.andergan.eu