Indignation de Philip Roth

Indignation de Philip Roth
(Indignation)

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone

Critiqué par Jlc, le 1 octobre 2010 (Inscrit le 6 décembre 2004, 80 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 8 étoiles (basée sur 13 avis)
Cote pondérée : 8 étoiles (603ème position).
Visites : 8 172 

Ironie du sort ou hasard implacable?

Philip Roth a un immense talent de conteur et le prouve une fois encore avec ce court et remarquable roman. C’est aussi un fascinant et parfois féroce chroniqueur de l’Amérique.

La guerre de Corée qui débute en 1950 va signifier pour les Américains le retour des années de peur. C’est dans contexte que Marcus Messner va travailler autant qu’il peut pour aller à l’Université et échapper ainsi à la conscription. C’est un bon garçon qui fait la fierté de ses parents, bouchers kasher à Newark dans le New Jersey où Roth a situé nombre de ses histoires. Il est consciencieux, aidant son père dans son commerce, fils affectueux et voisin estimé de son quartier. Il a fait sienne la devise familiale : « Ce qui doit être fait, on le fait ». Son admission à la (petite) université de Newark coïncide avec un début de paranoïa de son père qui craint à tout instant de voir mourir son fils. Est-ce la guerre de Corée ou le commerce qui marche moins bien depuis l’ouverture d’un supermarché ou encore une toux persistante due au tabac ? Toujours est-il que « fou d’angoisse de découvrir avec stupeur que le petit garçon a grandi » il lui mène une vie impossible qui conduit Marcus à poursuivre ses études dans une université de l’Ohio, à 15 heures de transport de chez lui.

Il croyait y trouver la tranquillité pour étudier et sortir major de sa promotion. Il y rencontre l’hostilité bruyante d’un de ses coturnes, pourtant juifs comme lui –on les a regroupés dans la même chambre- dans une université à forte dominante blanche et chrétienne où le service religieux hebdomadaire est obligatoire ; un certain racisme qu’il ne veut pas entendre quand les étudiants d’un bar où il se fait un peu d’argent l’interpellent « magnes toi, Youpin » ; un monde conventionnel et rigide. Il refuse de rejoindre une fraternité, association d’étudiants liés par des points communs, y compris les rares qui accueillent des juifs et c’est un nouveau point de friction avec son père, mais cette fois-ci au téléphone. Il se débrouille pour quitter sa chambre et en intègre une autre qu’il partage avec un étudiant fou de voiture mais silencieux.

Bien sûr comme sur tout campus le sexe est la principale préoccupation des garçons et Roth écrit là-dessus des pages très drôles mais fort justes. Marcus rencontre Olivia Hutton, l’invite à diner, emprunte la voiture de son voisin de chambre car on n’a que la permission de 21 heures. Victoire sans combat, Olivia faisant « avec application et concentration » ce qu’il n’aurait jamais osé lui demander. Et comme Marcus est un peu compliqué, le voilà non pas le plus heureux du campus mais le plus « déboussolé », surpris par une si rapide connivence. Il la fuit, elle le retrouve et il en devient amoureux au point de se battre avec son colocataire qui a eu un mot insultant. Nouveau déménagement qui inquiète l’administration et Marcus est convoqué chez le doyen. Le récit de l’entretien est un régal pour le lecteur et la vingtaine de pages, le livre n’en fait que 200, qu’y consacre Roth est un moment essentiel du livre avec des dialogues drôlissimes, au second degré bien sûr. Tout y passe : la tentative d’instrumentaliser Marcus pour son incapacité à s’adapter, son monologue sur Bertrand Russel, intellectuel iconoclaste fort connu à l’époque mais peu apprécié du doyen, l’interprétation maligne de tout propos de l’étudiant, la manipulation subtile. Marcus est tellement indigné qu’il ne peut poursuivre la conversation qui s’achève précipitamment de façon pour le moins peu ragoûtante. Marcus en sort en se rendant compte que tout est prétexte à conflit. Et il ne sait pas écouter quand on lui dit de « garder ses distances, fermer sa gueule, se tenir à carreau, sourire et…faire ce qui lui plaît. Ne pas se sentir toujours visé, ne pas prendre tout tellement au sérieux. »

Le garçon n’est pas au bout de ses déconvenues, avec Olivia dont l’histoire est pour le moins chaotique et variable, avec sa mère qui ne peut plus supporter son père, avec le doyen chez qui il explose une nouvelle fois devant tant d’a priori infondés, avec un autre étudiant dont il pressent que l’aide qu’il lui apporte conduit à une impasse définitive.

Le premier chapitre qui fait 95% du roman s’intitule curieusement « Sous morphine ». On n’en révèlera pas la raison et on laisse à l’auteur le soin de l’expliquer quand bon lui semble au cœur de son récit. Ce roman limpide est en fait un roman noir, même si comme toujours chez Roth l’humour y est bien présent et le passage « la Grande Razzia sur les petites culottes du campus » est hilarant y compris dans des détails incongrus comme celui de la bonne femme de neige affublée d’accessoires féminins. Noir car il décrit une société frustrée où la cause du mal se trouve « dans ce qu’un monde conventionnel considère comme inadmissible ». Noir parce que Marcus est victime de ces conventions au point de ne pouvoir faire confiance à une fille qui lui a simplement procuré du plaisir. Noir en ce qu’il décrit la fin d’une Amérique qui se croyait heureuse « quand chacun était à sa place » et que le pouvoir de la convention sociale n’était pas perçu comme insidieux. Noir quand l’anxiété génère l’intolérance. Noir puisque celui qui est incapable de faux-semblants et désire la liberté est souvent la victime des bien-pensants et le prisonnier de la rigidité des institutions. Le discours final du président de l’Université est un chef d’œuvre de moralisme traditionnel dont je ne suis pas persuadé qu’il ne perdure pas, soixante ans plus tard, aux Etats-Unis et ailleurs.

Ce roman parfaitement construit m’a fait penser au beau livre de Paul Guimard « L’ironie du sort », lui aussi très bien construit. Ironie du sort ou hasard implacable ? A chacun d’apporter sa réponse. La fin est un peu abrupte mais d’une très grande émotion comme le sont aussi certains passages. Je pense à la conversation entre Marcus et sa mère même si celle-ci sait en faire un chantage affectif. Cette tendresse, je ne l’avais pas ressentie chez lui depuis « Pastorale Américaine » ou « Patrimoine » et elle donne de l’écrivain une autre image.

« Indignation » est un roman fascinant et poignant dont on sort la gorge nouée.

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L'être inadapté

9 étoiles

Critique de Fa (La Louvière, Inscrit le 9 décembre 2004, 48 ans) - 3 août 2016

Philip Roth nous propose ici le portrait d'un jeune homme de bonne famille, dont l'éducation tend à vouloir le rendre parfaitement adapté à la société américaine à l'époque de la guerre de Corée.

A force de vouloir suivre ce modèle, proposé par les parents du personnage principal que celui-ci voudra suivre malgré tout, il se heurtera à l'Institution dans ce qu'elle a de plus aveugle et intolérant.

Car si Messner suivra sans trop de difficultés son parcours scolaire, il restera inadapté aux codes de ses contemporains, amis et compagne.

Cette inadaptation et les conflits qu'elle engendrera le mèneront sur le chemin de la perdition et de la mort à l'aube d'une vie prometteuse.

Le destin du fils du boucher

9 étoiles

Critique de Paofaia (Moorea, Inscrite le 14 mai 2010, - ans) - 11 décembre 2013

Là, cela devient difficile de rebondir sur certaines critiques plus anciennes ..

C'était déjà une -bonne- surprise, même si j'ai également aimé les derniers romans de Roth, de le voir passer des tourments de la vieillesse et de la mort à l'indignation d'un jeune homme. Car ce " récit" à la première personne semble vraiment , grâce à son talent littéraire , être celui d'un très jeune homme qui se heurte en permanence à l'enfermement , à un statut, à une appartenance communautaire , qui tente de fuir ( en cela, le doyen de son université n'a pas tort) , fuir quoi, au juste? Et bien peut être le destin que redoute pour lui son père, la mort en Corée. Tout est planifié, il lui faut réussir , et grâce à sa réussite, ne pas devenir de la chair à canon. C'est son père qui le lui a appris, en le faisant accomplir à la boucherie familiale des tâches peu ragoutantes, ce qui doit être fait doit être bien fait. Et ce qu'il fait, notre pauvre Marcus, c'est du sauve qui peut..
Sauf que.. à 19 ans, on ne peut rien contre le désir sexuel, et que sa rébellion , bouillonnante à force d'accumulations de contraintes, de frustrations et de blessures, va exploser. Enfin, exploser.. Même pas, il va juste se lâcher un peu! Mais trop pour l'époque et surtout trop pour son manque de chance.


A savoir la façon terrible, incompréhensible dont nos décisions les plus banales, fortuites, voire comiques, ont les conséquences les plus totalement disproportionnées, le destin, la chance et l'incompréhension clairement analysée devant des destinées individuelles, c'est un thème important dans les romans de Philip Roth que l'on retrouve encore une fois ici poussé presque à l'extrême dans une démonstration assez magistrale.
A noter en plus son don pour parler de métiers divers, ici un boucher kascher, dont il décrit les pratiques avec minutie, comme celles du gantier dans Pastorale américaine.

"Et si seulement..."

8 étoiles

Critique de Marvic (Normandie, Inscrite le 23 novembre 2008, 65 ans) - 25 mai 2013

Il a suffit d'un changement d'humeur pour que la relation entre le fils et le père se détériore au point de de devenir invivable. Marcus Messner, fils modèle d'un boucher kasher à Neward, part étudier loin pour échapper à l'angoisse paranoïaque de son père.
Mais ces choix, qui semblent pourtant anodins et simples vont pourtant l'entraîner inexorablement vers un destin que l'on sent approcher sans pouvoir le modifier, complètement incrédule.
Comme dans Sukwann Island ou Betty, un choc complètement inattendu au milieu du livre m'a fait revenir sur les mots que je venais de lire pour "digérer l'information".

J'ai admiré la mise en parallèle des descriptions des batailles finales ainsi que la puissance des mots du discours du président de l'université.
Un roman d'une grande force, qui ne m'avait pas passionnée au début puis qui m'a marquée, choquée, interpellée.

Un minimum d'éducation...

8 étoiles

Critique de Antihuman (Paris, Inscrit le 5 octobre 2011, 41 ans) - 6 avril 2013

Intéressante nouvelle ou radical pamphlet contre toute autorité... Roth décrit tout le long comment les gens se haussent du col entre eux dés qu'ils obtiennent un peu de grade, d'autre part son récit est plutôt un manifeste contre toute intolérance (ou alors cette sorte de gentillesse très déguisée cachant autre chose); en ce cas dirigée à l'égard des juifs. Le doyen Caudley, avec tous ses propos suaves et aimables pleins de "bon sens", demeure un bon exemple de nemesis qui ne dit pas son nom. De plus le fait que Roth soit issu de la middle-class n'ajoute évidemment qu'un grand réalisme parmi son histoire !

Enfin on pourrait inververtir l'exemple du passage de la religion obligée - choquant ainsi que cette conscription obligatoire de l'armée pour les masses - avec bien d'autres sujets et à toute époque - comme de toute façon ce déterminisme puant qui fait, malgré tout, bien souvent la loi dans l'oligarchie. Pour le fun et contre toute étiquette et vieux préjugé de bon aloi terminons par citer juste l'adage fameux: "Aux âmes bien nées, ..."

A lire en tout cas.

mon premier Roth

9 étoiles

Critique de Monocle (tournai, Inscrit le 19 février 2010, 64 ans) - 9 mars 2013

Tout d'abord bravo aux excellentes critiques de Jlc et de Bartleby. J'aimerais pouvoir en faire d'aussi complètes. La seule chose à leur reprocher à tous les deux c'est qu'après leur passage il n'y a plus grand chose à dire !

Je ne connaissais pas Roth et Indignation est mon baptême... et sans doute le début d'une longue série car j'ai été bouleversé par ce livre. Superbement écrit, tricoté avec brio et d'une sensibilité prenante.
A lire.

Indignation

8 étoiles

Critique de Ravachol (, Inscrit le 24 octobre 2010, 40 ans) - 22 avril 2012

Avec "Indignation", Philip Roth s'offre une nouvelle jeunesse et continue d'explorer la question de l'identité dans l'Amérique des années 50.

Marcus, c'est ce petit étudiant juif qui veut échapper à son père et éviter d'être promu boucher kasher. Comme dans "Pastorale Américaine", le père de Marcus incarne cette génération qui a tout misé sur la valeur travail.

Mais "Indignation", c'est surtout un roman sur l'apprentissage de la vie en Amérique. Chez Roth, la morale de la Nation Américaine est souvent apparentée à un frein quant aux libertés individuelles. On y retrouve tous les thèmes chers à l'auteur: sexe, identité, politique, satire de la société américaine.

La fin manque un peu de finesse peut-être mais le roman, bien que court, revêt une profondeur digne de ses plus grands romans.

Le courage de s'indigner.

6 étoiles

Critique de Donatien (vilvorde, Inscrit le 14 août 2004, 81 ans) - 29 septembre 2011

Pourquoi ai-je aimé «Indignation»?

Parce qu’il illustre efficacement ce choix entre la soumission et l’indignation.
Parce qu’il évoque très bien l’atmosphère de ces années 50 et 60. La guerre de Corée, la peur de la conscription.
D’ailleurs je n’ai jamais connu le chiffre de jeunes gens qui s’inscrivaient dans les universités durant les guerres menées par les USA, mais ils devaient être nombreux. Qui pourraient les juger? C’est ainsi que la majorité des appelés sont des hommes issus de milieux modestes ou pas initiés !
Parce que son style restitue à merveille la pureté de Marcus Messner confronté aux aléas de la vie avec toutes ses joies et découvertes douloureuses ou heureuses. C’est un texte énergique, c’est l’énergie vitale développée par ce jeune homme avec toute la force de ses convictions et ses projets de vie. La confrontation avec aussi bien l’amour parental étouffant , la sexualité, l’anti-sémitisme, la sélection sociale sans pitié au sein de la société américaine.

J’ai admiré le courage de Marcus lors de la confrontation avec le doyen du collège. Je n’aurais pas osé . Nous étions tellement «élevés» à obéir sans répondre , à cette époque.
Lors d’une émission récente d’Arte, Philip Roth a rappelé cette période de sa vie dont il est heureusement sorti fort et indépendant.

Le discours du président de l’université, Albin Lentz est également effrayant :» Qu’est-ce que je vais faire de vous? Où sont les adultes parmi vous? Où est votre courage? Où est votre honneur?
Ramassez votre insolente insubordination et évacuez Winesburg dès ce soir.».

Tout cela pour une bataille de boules de neige et de razzio sur les petites culottes des étudiantes!!!

Par contre ayant lu distraitement le titre du premier chapitre «Sous morphine», j’ai été «réveillé» par la fin abrupte de cette épopée du courageux Marcus.

Variations sur fond d’indigne nation

8 étoiles

Critique de Bartleby (Piré sur seiche, Inscrit le 14 octobre 2010, 47 ans) - 18 mai 2011

Le gentil Marcus Messner nous raconte son histoire. Il est mort, affirme-t-il assez rapidement (rien ne permet d’en douter au premier abord, à part peut-être la lecture attentive des titres des deux seules parties du livre). Condamné, dans un au-delà flou, à de perpétuelles remémorations. Il rejoue ainsi son passé comme on rejoue un rôle dans la pièce tragi-comique d’un théâtre de marionnettes et tente désespérément de savoir qui a tiré les ficelles de sa vie jusqu’à l’issue funeste. Marcus avait pourtant tout pour lui. Que s’est-il passé ? Comment le « grand garçon bien élevé » doué d’un « imperturbable esprit de logique » et vantant son « éternel sens du devoir » est devenu le « seul de sa promotion à avoir eu la malchance de se faire tuer pendant la guerre de Corée » ? Qu’est-ce qui a fait dévier la trajectoire de Marcus ? La malchance? Les mauvais choix ?

Sous l’air d’une tragédie antique, l'action débute par un oracle. Son boucher casher de père, soudain pris d’angoisses, le met en garde : « le plus petit faux pas peut avoir des conséquences tragiques ». Il n’a pas oublié que deux des cousins de son unique fils se sont fait tuer pendant la deuxième guerre mondiale et comme l’a prévenu Mr Pearlgreen, le plombier, « le monde est là, aux aguets, à se lécher les babines en attendant de te prendre ton fils ». Après tout, nous sommes en 1951, en plein conflit coréen, ce genre de malheur pourrait se répéter. Sauf que le fils qui, jusque-là, acceptait « de bon cœur les normes de conduite imposées aux adolescents » trouve ces craintes paternelles sans fondements. « Rien ne va m’arriver » lui assure Marcus et pour échapper à ses « restrictions imposées de façon irrationnelle », il décide de s’inscrire dans une autre université, très loin, à Winesburg College, Ohio.
D’un côté, la guerre menaçante à éviter, de l’autre la plus traditionnelle des universités et ses obligations à supporter. Entre les deux, Marcus, 19 ans, sûr de son bon droit, persuadé qu’il suffit d’être du côté de la raison pour triompher des obstacles.
Vient l’élément perturbateur, une fille « un peu hautaine, intimidante » qu’il surveillait « du coin de l’œil ». Olivia Hutton. Dès lors qu’il l’aperçoit à la bibliothèque, il se métamorphose. Tout de suite, il est « absorbé par le désir de mettre la main sous sa jupe » et Olivia devient désormais « le but à atteindre ». Marcus l’emmène dans un restaurant où il dépense la moitié de l’argent gagné le week-end à faire le service dans une auberge. Premier écart. Il est payé en retour par une fellation aussi naturelle pour elle qu’incompréhensible pour lui. Abasourdi, ce ne peut être à son avis que la conséquence d’une « anomalie ». Face à « une énigme aussi abyssale », sa première réaction est de l’éviter mais très vite, il ne peut s’empêcher de penser à elle. Comme il le lui avoue dans une lettre, il a « été désarçonné ». C’est qu’il vient déjà de vivre le moment clé de son existence: sans Olivia, il n’aurait pas changé de chambre pour la deuxième fois (Elwyn, son coturne, la traite de pouffe) n’aurait pas eu d’entretien avec le doyen, etc…

C‘est donc l’histoire d’un ratage improbable. Une péripétie, telle que la définit Aristote: un changement en sens contraire dans les faits qui s’accomplissent. Dès le départ les nobles intentions se dénaturent dans la réalité :
Marcus, dans son désir forcené d’intégration, choisit la plus Wasp des universités (à partir d’une photo promotion, vision idyllique de la jeunesse américaine) et se retrouve bien vite isolé. Les hasards les plus incroyablement malheureux (la paranoïa du père, l’appendicite du fils, le raid sur les sous-vêtements féminins jusqu’au Deus ex machina final sur la montagne coréenne) donnent un caractère inéluctable à l’enchaînement des faits. Mais si Roth s’amuse à multiplier les clins d’œil ironiques (Neil Hall par exemple, la plus vieille résidence du campus dans laquelle atterrit finalement Marcus s’appelait autrefois « La Souricière ») rien n’est joué d’avance.
Au delà des circonstances fâcheuses, ce qui mène Marcus à sa perte c'est lui-même, une fatalité bien plus tenace. Il a d’ailleurs souvent l’intuition, sur le coup, que tel ou tel de ses actes, fruit de décisions somme toute bien anodines et en majorité aléatoires (s’éloigner d’une famille envahissante, tenir tête à une autorité, s’indigner devant l’injustice…) aura pour conséquence la catastrophe tant redoutée.
Pris dans le flot d’évènements incompréhensibles, le seul code de conduite à adopter c’est s’en tenir aux leçons apprises du père. Mais celles-ci ne sont pas aussi faciles à appliquer que dans la boucherie. Dans un monde incertain, elles sont susceptibles d’être entendues de bien des façons: l’opposition têtue de Marcus face aux conventions n’en est-elle pas une interprétation? « Ce qu’il y a à faire, on le fait… » Mais qu’est-ce qui doit être fait dans les circonstances inédites où il se trouve ? (que faire en effet quand on tombe amoureux à 19 ans dans un campus en 1951 ?) Cette question a d’autant plus de force qu’à une époque si conservatrice, si conformiste et répressive, Olivia semble surgir d’un autre temps, un temps d’après la libération des mœurs (aussi, pour la rendre crédible, vraisemblable, Roth lui attribue, en forçant un peu le trait, des antécédents hors normes: alcoolisme, tentative de suicide, séjour dans un hôpital psychiatrique, soupçon d’inceste). Le devoir reste par conséquent introuvable.
« Comment ai-je pu m’attirer si vite des ennuis, moi qui n’avais jamais eu d’ennuis de ma vie, » se demande Marcus. Il n’y a pas de réponses ou alors elles restent trop parcellaires. Par la découverte inattendue du sexe, il se met à réagir de façon irrationnelle, gouverné par ses émotions. Ses excellentes dispositions sont en quelque sorte parasitées. Comme son père à qui justement il voulait échapper. L’atavisme des Messner a pris le dessus : « une famille d’hommes qui braillent et qui hurlent, qui se fâchent tout rouge et qui se tape la tête contre les murs ». Que va-t-il hurler ? Et contre quel mur ? Son indignation. Face aux institutions, aux conventions, à ce qui lui arrive. Ce sentiment primordial, calqué sur l’idéal des paroles de l’hymne national chinois (qui sera ironiquement le fond sonore de sa mise à mort), il va le revendiquer jusqu’à l’absurde. A la norme du campus, il oppose sa propre norme. Au puritanisme il oppose systématiquement sa propre pureté, celle de ses convictions et pour garder intacte coûte que coûte son intégrité intellectuelle, il accepte ce qu’il n’aurait jamais accepté auparavant: sur les conseils de Cottler, il se résout à payer un camarade pour qu’il aille assister au culte à sa place. A l’irrationalité des évènements réponds l’irrationalité intérieure : sa libido soudain libérée et réactivée par les sentiments qui le submergent (« Plus j’étais désorienté en pensant à elle, plus j’avais envie d’elle ») l’on fait sortir de son tempérament réfléchi, l’ont poussé à braver tous les interdits d’un temps et d’un lieu particulièrement corseté.

Roth semble regretter la période bénie où, protégé et choyé par les parents, on n’a pas besoin de s’interroger sur les choix à faire. L’autorité le fait pour nous. Au sens propre comme au sens figuré chez les Messmer : on tranche un problème comme on tranche la bidoche. La vie ainsi a un sens, elle donne « des leçons à tirer ». Et on se contente de ce que l’on a jusqu’à l’adolescence.
Plus tard c’est le douloureux passage à l’âge adulte, non seulement par la découverte du sexe mais aussi par l’apprentissage de l’ambivalence des évènements et des hommes (Qui a raison entre Marcus et le doyen ? Lequel des deux est le plus intolérant ?). Roth montre que tout est à double tranchant. Le désir sexuel, à la fois libérateur et aliénant. L’indignation, à la fois cause et conséquences des mésaventures du pauvre étudiant… Qui dit passage dit frontière, difficile à traverser : Celle qui sépare communistes et américains en Corée, filles et garçons à l’université, rationalité et irrationalité chez Marcus, adolescence et âge adulte… Frontière symbolisée par la cicatrice au poignet d’Olivia qui obsède Marcus et heurte sa mère : « tout cela venait de la cicatrice. J’étais comme hypnotisé ».
L’important est de s’adapter sous peine de transformer sa vie en une lutte permanente sans disposer des armes pour lutter. Marcus qui se retrouve en conflit avec tout le monde livre sans le savoir un combat en se trompant d’adversaire (qu’il finit toujours par fuir) : ce n’est pas son père, ni Bertram Flusser un de ses coturnes ni Caudwell le doyen, ni Cottler… L’ennemi c’est lui, lui qu’il ne peut éviter…

« Comment vous vous tirez d’affaire dans la vie ? » demandera le doyen Caudwell. « J’ai des résultats excellents » réponds l’étudiant naïf. Le résultat c’est la mort. La mort qui toujours voisine avec le sexe. Quand Olivia fait une fellation à Marcus dans la voiture, celle-ci est garée à côté d’un cimetière. (Ne pas oublier non plus les anecdotes sur les couples de jeunes qui s’adonnent aux jeux sexuels sur les tombes elles-mêmes !) Le véhicule lui-même sera détruit par la suite, lors d’un accident mortel pour Elwyn, son propriétaire. Sans parler d’Olivia qui a tenté de se suicider ou des deux mots à forte connotation sexuelle, prononcés en réplique au doyen, qui au final envoient Marcus en Corée (« Fuck you ! »). La mort qui toujours n’a aucune signification. Celle de Marcus (il n’a même pas participé à la razzia sur les petites culottes, ce n’est pas un pionnier de la libération des mœurs, ce n’est pas un héros de la liberté…) comme celle de son père qui de toute manière aurait succombé à un « emphysème pulmonaire ».
Marcus est mort pour rien. Roth lui concède tout au plus, par sa note historique des dernières pages, une valeur de témoignage. Comme celle d’Elwyn, la vie brève de Marcus est un énorme gâchis. Son triste parcours rend compte de la totale contingence de toute existence.

Jamais autant peut-être que dans ce roman, Roth n’était parvenu, avec une telle maestria, à brasser les thèmes familiers de son univers : l’héritage difficile à transmettre, la femme supposée faible qui mène l’homme supposé fort à sa perte, l’identité problématique, la quête d’une vraie liberté, le sexe comme l’étape qui fait passer à l’âge adulte, etc…
Et il le fait notamment en renversant les perspectives d’un de ses plus grands romans: « Pastorale Américaine ». On se souvient qu’un père (Seymour Levov) était confronté à l'irrationalité des évènements (les années soixante et les conséquences du radicalisme politique face à la guerre du Viêt-Nam) et de sa fille (devenue une terroriste). Pour « Indignation », le fils Messner est le reflet inversé de la fille Levov: là où Merry rejette l'éducation calibrée de son père, Marcus fait siennes les leçons données par le sien. Il le dit : « je ne suis pas un rebelle ». Et ici c'est le fils qui se retrouve en butte à l'irrationalité paternelle. Roth peut ainsi décrire de l'intérieur la part obscure qui préside à la destinée d'un individu.
Le roman est aussi à rapprocher de « Un homme » dont la devise héritée du père, « il faut tenir et prendre la vie comme elle vient. Il n’y a pas le choix », fait étrangement écho avec le conseil de Sonny Cottler à Marcus : « prends les choses comme elles sont et fais-en ton affaire » pour dire tout ce que l'existence a d'incontrôlable. Les deux anti-héros qui ont d’autres points communs (ils sont opérés pour une péritonite, ils sont farouchement athées : « la religion était une imposture qu’il avait démasquée très tôt dans la vie », etc…) sont deux faces opposées d’une seule pièce. La vie de l’un ne fait que commencer tandis que celle de l’autre se termine. Le vieil homme anonyme qui découvre que la vieillesse « ce n’est pas une bataille, c’est un massacre. », rejoint dans le pessimisme l’étudiant qui peut faire le même constat au sujet de la jeunesse…
Le récit de Marcus fait aussi penser à la confession sulfureuse de « Portnoy et son complexe » à ceci près que l’étudiant de Winesburg ne dispose pas du psychanalyste pour connaître les causes de ses actes. A quelle lumière peut-il les évaluer ? Les « enseignements de la Bible » comme le propose un sermon du Dr Donehower auquel il est obligé d’assister ? L’adepte de Russell n’a que lui, autant dire personne.

Il ne faut pas s’arrêter à la toile de fond des années 50 et considérer qu’ « Indignation » est un simple plaidoyer pour la liberté face au conservatisme rétrograde ou un banal roman de formation: comme le dit son père, Marcus n’a rien appris. C’est un autre narrateur (qui ? On ne sait pas) qui se charge de lui donner une conclusion, « à savoir la façon terrible, incompréhensible dont nos décisions les plus banales, fortuites, voire comiques, ont les conséquences les plus totalement disproportionnées ». Notre vie est la somme de nos actes mais tout ne dépend pas de nous. On peut fuir la famille, la guerre, la morale et jusqu’à sa propre identité mais il reste toujours un noyau dur auquel on n’échappe pas : ce moi irréductible, hermétique…
Roth a réussi une fable noire, sadique, d'une grande richesse, sur la fatalité. Les références à la tragédie grecque (Marcus en défiant les institutions commet l’ubris et en subit le châtiment, la némésis) ou au théâtre en générale (Flusser ou Olivia citent des répliques de Shakespeare) sont nombreuses. Le roman se clôt comme une boucle : Marcus né sous le signe du sang (abattages rituels pour la viande casher, doigts amputés des bouchers…) au milieu des couteaux et des hachoirs périt saigné par la lame d’une baïonnette (il succombe à une hémorragie), victime du couperet du destin… L’existence ressemble à une pièce de théâtre dont on ne connaît pas l’auteur. Les scènes et les acteurs sont interchangeables : jadis la guerre de Corée, aujourd’hui la guerre d’Irak ou d’Afghanistan où des jeunes du même âge que Marcus, meurent encore pour cette nation souvent indigne…

Un excellent Roth

9 étoiles

Critique de Tanneguy (Paris, Inscrit le 21 septembre 2006, 84 ans) - 19 janvier 2011

Il a abandonné pour cet ouvrage le thème de la décrépitude de la vieillesse et a retrouvé celui de ses débuts (Goodbye Colombus) et c'est intéressant de voir en quoi il a pu changer de point de vue soixante ans après ! Ce témoignage m'a passionné : l'Amérique des années 50 que l'on connaissait peu en France et souvent sous forme de caricatures, grâce au "politiquement correct" du moment...

Guerre de Corée, puritanisme de la société "Middle West", intellectualisme new-yorkais, ascenseur social, milieu juif partagé entre tradition et intégration... voilà quelques-uns des thèmes évoqués par l'auteur au cours du récit mené de main de maître.

Les dernières pages du roman nous apportent en prime un éclairage original et inattendu qui démontre, si nécessaire, la virtuosité de Philip Roth. Bravo !

drôlement majeur pour un livre soi-disant mineur!

10 étoiles

Critique de Yeaker (Blace (69), Inscrit le 10 mars 2010, 50 ans) - 1 décembre 2010

Peut-être comme moi avez vous lu ici ou là qu'Indignation était une oeuvre mineur dans la production de Philip Roth.
A mon avis il n'en est rien, au contraire c'est un livre très réussi.

Le jeune Marcus, personnage principal de cette histoire est mort au moment où il nous parle, il nous l'apprend assez vite. Ce qu'il reste à découvrir c'est de savoir comment un garçon raisonnable ayant comme préoccupation principale de réussir ses études pour éviter la guerre de Corée sera en définitive le seul de sa promotion à s'y faire tuer.
Afin de comprendre ce destin tragique le livre nous fera revivre les derniers mois qui précèdent son incorporation.

La grande qualité de Roth est de rendre ses personnages crédibles. Zuckerman et son obsession des femmes dans le précédent livre et ici un jeune homme confronté à ses testostérones et à l'Amérique conservatrice du middle west des années 50.
La seconde qualité de Roth se situe dans les descriptions des univers. Pour un peu on pourrait se passer de dates et de noms de lieux.

Livre très fluide et d'une très grande maîtrise.

Bonne lecture.

Contre le conservatisme et les valeurs réactionnaires

10 étoiles

Critique de Veneziano (Paris, Inscrit le 4 mai 2005, 46 ans) - 26 octobre 2010

Ce roman n'est autre qu'un plaidoyer pacifique pour la tolérance, le brassage des traditions. Il prend la forme d'une condamnation ferme et brutale du conservatisme radical, en l'espèce, presque anecdotique, de l'Amérique de la guerre de Corée.
Tous les éléments traditionnels des romans de Philip Roth y sont, les Juifs, la place de la religion, l'obsession du sexe et de l'amour, déclinés d'une nouvelle facette, et pas des moindres.

Une fois de plus, l'auteur s'avère brillant, par un truchement quelque peu provocateur.

Peut être une petite divergence...

7 étoiles

Critique de Jules (Bruxelles, Inscrit le 1 décembre 2000, 79 ans) - 16 octobre 2010

Comme toujours notre ami JLC fait ici une très belle et très complète critique. Que dire de plus ?...Un simple avis personnel un peu nuancé et qui vaut ce qu'il vaut.

De "Portnoy et son complexe" ce livre reprend le thème du poids de l'éducation Juive. Elle est bien souvent basée sur un paquet d'exigences et la culpabilisation.

De beaucoup d'autres oeuvres de Philip Roth il joue sur les problèmes d'identité. Est-il d'abord Juif ou d'abord Américain ?

Marcus nous est à la fois sympathique, mais aussi beaucoup trop rigide. Je n'en aurais pas fait mon grand ami... Il se fait manipuler et se défend mal. Il lui arrive trop souvent de commencer par bien se défendre et de tout foutre par terre par une simple petite phrase qu'il n'était vraiment pas obligé de dire. Cela a été le cas avec le Doyen mais aussi avec Olivia et sa mère.

Oui la scène de la bataille de boules de neige est très bonne mais pourquoi se laisse-t-il manipuler par Cottler pour une histoire de messes alors qu'il sent que cela va mal tourner ? Cela lui vaudra la Corée et la mort ! "Paris vaut bien une messe" disait Henri IV. Ne pas devoir aller en Corée en méritait bien une aussi ! Oui, le système américain est toujours plein d'hypocrisie, mais il faut savoir faire profil bas sous peine de devenir un exclu avec tout ce que cela suppose comme problèmes. Et cela était bien sûr d'autant plus vrai il y a de cela 60 ans !

Je n'ai pas du tout apprécié la longueur du discours du Président de l'université. Il pouvait être bien moins loquace et encore plus efficace. Pourquoi Olivia aussi affiche-t-elle si facilement le nombre des fellations qu'elle a déjà faites ?

Il y a de cela douze années j'ai gagné un procès avec jury aux US (rassurez-vous c'était un procès d'affaires).

Ils m'ont bien sûr fait jurer sur la Bible, ce que j'ai fait ,alors que cela ne représente rien pour moi. Mais je connaissais la réaction des avocats adverses qui, aussi sec, se seraient tournés vers les 11 jurés "Mesdames, Messieurs, veuillez noter que ce monsieur n'est pas croyant ! Il peut donc mentir autant qu'il le veut ! Aussi je vous demande de ne pas croire ce qu'il dira devant ce tribunal !" Un de mes amis l'a vécu et il a perdu ! Et eux de mentir tranquillement d'une façon éhontée ! Voilà une des faces de ce grand pays ! Et nous étions en 1998 !

Bref, j'ai aimé ce livre, mais pas au point d'en faire un grand Philip Roth. Peut-être suis-je passé à côté de quelque chose...

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