La bonne peinture
de Marcel Aymé

critiqué par Hibou, le 30 septembre 2010
( - 49 ans)


La note:  étoiles
A déguster sans modération
Lafleur est un peintre exceptionnel. Sa peinture dispose d’un pouvoir bien mystérieux : celui de rassasier celui qui s’adonne à sa contemplation. Le peintre sera le premier à expérimenter le phénomène. Cependant il n’en mesure pas l’ampleur. Il constate simplement qu’il n’a pas faim depuis des mois et va volontiers au lit sans manger. Moudru, un clochard, est un des premiers après lui à faire cette étrange expérience. Il passe devant le marchand de tableaux Hermèce et son regard est immédiatement captivé par un Lafleur. Après qu’il aie fixé une demi-heure le massif de fleurs et la fillette en robe jaune, il se sent le ventre bien rempli comme s’il avait fait un bon repas, chose qui ne lui était pas arrivée depuis des lustres. Et c’est au tour d’Hermèce de s’adonner à cet étrange sortilège. Le doute n’est plus permis. La peinture de Lafleur a un pouvoir magique. S’ensuit alors une course effrénée à la spéculation. Le galeriste réquisitionne les Lafleurs directement chez le peintre afin d’en faire un commerce lucratif. La nouvelle grossit comme une trainée de poudre ; les écoles se l’arrachent. Désormais des séances de peinture sont données aux enfants. Des restaurants spécialités Lafleur ouvrent leurs portes ; au menu : l’homme à l’harmonica. La chose publique finit de s’emparer de Lafleur et finit même par le nationaliser. On s’arrache les journaux qui parlent de lui ; on précise qu’aucun évènement politique n’a attiré autant d’intérêt depuis la libération. Les peintures réquisitionnées, tout le monde mange à sa faim et le marché noir s’effondre. Poirier son ennemi de toujours et son concurrent direct après avoir dénigré longtemps le peintre se rallie à sa cause. Et l’étrange pouvoir irradie ses amis et fait des émules. Parmi eux les premiers peintres nourrissants. Il y a ensuite par tout aussi étrange mystère essaim d’artistes aux pouvoirs bienfaisants. Des sculpteurs s’affublent du pouvoir de faire tomber le ventre, et des musiciens de réchauffer toute une pièce par la seule force de leur musique. Bref un nouveau monde est en marche et Lafleur en est le premier instigateur.


Cette nouvelle fantastique est merveilleuse ; elle se lit à plusieurs niveaux. A un premier niveau de lecture elle est magique de naïveté. Ce pouvoir ainsi de nourrir par la bouche a quelque chose de magique et d’improbable que l’on avalerait. Cela fait penser à la théorie de la petite graine qu’on délivre aux enfants pour leur faire croire que les bébés germent de celle-ci en la semant dans le ventre maternel.

C’est beau et faisant fi de la différence des sexes, l’enfant se tisse la toile d’un véritable paradis. C’est un formidable jardin d’Eden que nous offre Lafleur ; sauf que les fruits n’étant mangés que par les yeux ils n’ont pas le redoutable pouvoir de faire chuter l’humain. Tout est à profusion et le travail y est banni ; seule la contemplation est de mise. A un deuxième niveau de lecture cette courte nouvelle interroge sur la question philosophique que pose l’art dans un pays qui a faim. Peut-on s’intéresser à l’art, à quoi sert l’art quand la population est en proie à des restrictions alimentaires voire à la famine ? Est-il possible de vivre de l’art ? A troisième niveau de lecture la nouvelle interroge sur la beauté et sa capacité à transformer l’humain. Le beau ne rejoindrait-il pas finalement cette naïveté de la première lecture et cet idéal, créature androgyne à la lumière d’un Platon qui voyait dans l’amour la première puissance évocatrice des dieux. Alors oui il y a bien ce pouvoir de la peinture de rendre à l’âme son paradis perdu et de la nourrir indéfiniment. L’âme libérée du corps, pure comme le diamant, resplendit alors de toute sa pureté. La nourriture spirituelle est à son comble. Bref c’est un très beau moment de lecture