L'Adolescent, tome 1
de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski

critiqué par Stavroguine, le 26 juillet 2010
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Un Grand parmi les Grands
Publié en Russie en 1875, L’Adolescent est l’avant-dernier roman de Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, et incontestablement le plus méconnu de ses grands romans, noyé dans l’immensité de Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Démons et enfin, Les Frères Karamazov. Pourtant, rien ne justifie un tel désamour et cette œuvre presque oubliée de Dostoïevski se hisse sans mal au niveau des chefs-d’œuvre énumérés ci-dessus, tant par les qualités d’analyses et de réflexion de l’auteur que par le foisonnement de ses intrigues à tiroir et la dimension de ses personnages ; le tout servi par le style inégalable de Dostoïevski et une construction tout à fait magistrale.

Néanmoins, paradoxalement, c’est peut-être celle-ci qui explique, en grande partie, que L’Adolescent n’ait pas rencontré le succès de ses pairs. Les amateurs de Dostoïevski le savent : le « roman russe » est généralement synonyme de surenchère de personnages à triple patronymes, de liens familiaux tortueux et de scandales dans lesquels on s’emmêle et se dépêtre avec un plaisir non dissimulé. Ici, cependant, les plus férus de littérature russe d’entre eux risquent bien d’être désarçonnés par la profusion de personnages qui apparaissent presque à chacune des cent cinquante premières pages du roman et ont tôt fait de submerger le lecteur par les liens compliqués qui les relient et les alliances, les complots et les scandales qui se nouent entre les uns et les autres. Parfois, on aura même l’impression que Dostoïevski lui-même s’est perdu ou, plutôt, aura changé d’idée au cours de la rédaction quand on le voit abandonner dans la seconde partie du roman – consacrée à un thème parfaitement dostoïevskien : la débauche d’un prince et du narrateur dans le jeu, le tout lié à une vague affaire de mœurs et à un trafic de fausse monnaie – l’intrigue développée dans la première – les relations houleuses entre le narrateur et son père, ainsi que le passé trouble de ce dernier. Seulement, voilà : si l’intrigue au cœur de la première partie n’avait pas été ainsi développée, jamais nous ne nous serions intéressés aux personnages au cœur de la seconde. Et quand nous voyons germer, dans la troisième et dernière partie du roman, les fruits issus des graines fécondes plantées au tout début du livre, alors on ne peut que constater la parfaite maîtrise de la construction alambiquée de cette œuvre romanesque et louer, encore une fois, le génie littéraire du plus grand auteur russe et, sans doute, du monde et de l’histoire de la littérature.

Crier, comme ça, au génie, avec Dostoïevski, c’est sans risque. Toujours est-il que, si l’auteur affiche une maîtrise déconcertante quant à la construction de son œuvre et à l’intrication des différentes intrigues, il existe ailleurs certaines incohérences qui, du reste, plutôt que de nuire véritablement au roman, auraient tendance à lui conférer un certain charme, même si elles en compliquent encore un peu la compréhension lorsque, par exemple, un personnage (secondaire), appelé depuis le début du livre Daria Onissimovna, se trouve subitement rebaptisé Nastassia Iégorovna après plus de six cents pages.

En d’autres occurrences, certaines inconséquences, bien que moins frappantes, revêtent beaucoup plus d’importance pour la suite du roman. C’est notamment le cas en ce qui concerne l’évolution des personnages d’Arkadi Makarovitch – le narrateur, un enfant bâtard et illégitime, né d’un père aristocrate et d’une mère domestique – et de Versilov, son père - l'aristocrate en question. Le premier est l’adolescent du titre – bien qu’il ait déjà plus de vingt ans au début du roman – et Dostoïevski s’appuie peut-être là-dessus pour justifier un changement si rapide et radical que celui qui s’opère chez ce jeune homme sans le sou, aigri, solitaire et obnubilé par son « idée » – devenir Rothschild, rien que ça ! –, devenu en quelque mois un dandy joueur, certes endetté, mais fréquentant des princes et des générales, et se déplaçant dans les rues de Saint Pétersbourg en équipage avec cocher. Bien que « l’idée » réapparaisse de façon sporadique au cours du roman, elle ne retrouve jamais son importance première et on se demande si Dostoïevski n’a pas tout simplement abandonné le profil initial de son personnage pour lui en préférer un autre au cours du roman.

Inévitablement, les relations entre le jeune homme et son père naturel (il porte le nom de son père légitime, le mari de sa mère – bien que celle-ci vive avec Versilov – un domestique vagabond qui n’apparaîtra vraiment que dans la troisième partie) fluctuent aussi en fonction de la personnalité du jeune homme. De vieux-beau antipathique, l’aristocrate se révèle au fil du roman comme son personnage le plus intéressant. Dostoïevski semble en effet profiter de L’Adolescent, qui suit directement Les Démons dans la chronologie de son œuvre, pour prolonger l’existence de son personnage emblématique, Nikolaï Vsevolodovitch Stavroguine, en imaginant ce dernier plus vieux et comme assagi, bien que le « double » – un autre thème cher à Dostoïevski –, qui fait son apparition à la toute fin du roman, rappelle au lecteur la partie, pour ainsi dire, démoniaque de Stavroguine, sorte d’übermensch gouverné, parfois, par des pulsions qui le font rentrer dans une transe sublime, à l'origine de bien des scandales. Les indices rappelant, en Versilov, le personnage Stavroguine parsèment tant et si bien le livre, que la thèse selon laquelle Versilov serait un Stavroguine vieilli apparaît plus comme une évidence que comme l’élucubration d’un lecteur fasciné par ce personnage. Comme Stavroguine, Versilov, dans un acte magnanime, par pitié (et provocation), s’est rapproché d’une folle qui a fini par s’éprendre de lui, tandis qu’il était aussi l’objet des faveurs d’une belle aristocrate (c’est l’objet de la première partie du roman où l’ombre du trident Stavroguine, Liza, Lebiadkina des Démons est sans cesse présente). Et puis, quelle plus grande provocation, pour un démon, que d’arracher, à un homme saint, une femme sainte, pour enfanter avec elle un enfant bâtard ? Enfin, il y a cette force surhumaine, évoquée à la fin, cette beauté, cette grandeur de Versilov qui rappellent toutes celles de son double ; double, justement, qui finira par émerger, à la fin du roman, tel un mauvais génie retenu trop longtemps captif sous l’apparence de bon sens et de maturité qui constituait sa lampe. Versilov, véritablement, illumine le roman de son aura, comme son prédécesseur Les Démons, et Dostoïevski profite donc ici de l’espace qui lui est donné pour développer encore cette figure inoubliable qui ne traversait que trop fugacement – mais avec quel éclat ! – l’ouvrage qui lui était pourtant consacré. L’Adolescent contribue donc à faire de Stavroguine-Versilov un des personnage les plus marquants de l’histoire de la littérature.

Mais, il n’y a pas que Les Démons dont on retrouve la trace dans L’Adolescent. Bien plus, cette œuvre d’un Dostoïevski vieillissant apparaît en bien des points, et plus encore que Les Frères Karamazov, comme le testament littéraire de l’auteur russe. Le dernier chapitre du roman, en forme d’épilogue, contribuera largement à renforcer cette impression quand, dans une longue digression, Dostoïesvki évoquera sa conception de ce que devra être, pour le futur, le roman russe. Dès avant, pourtant, on aura repéré les références aux grandes œuvres de l’auteur, à Humiliés et Offensés, dans la première partie ; au Joueur, dans la seconde ; au Double, lorsqu’il surgit au cœur de la troisième ; à L’Idiot, dans la scène finale, intense ; aux Démons, partout ! Oui, toute l’œuvre de Dostoïevski se retrouve dans L’Adolescent qui ne compte pas parmi les grands romans de l’auteur que du fait de son grand nombre de pages. Ce livre mérite mieux que d’être, comme actuellement, la cinquième roue du carrosse dostoïevskien ; il mérite de briller au même titre que ses illustres comparses ; il mérite d’être réhabilité ; il mérite, surtout, d’être lu et relu !