Aymé : Oeuvres romanesques complètes, tome 2 de Marcel Aymé

Aymé : Oeuvres romanesques complètes, tome 2 de Marcel Aymé

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Terpsichore, le 9 février 2002 (Marseille, Inscrite le 5 janvier 2002, 55 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 3 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (3 061ème position).
Visites : 9 126  (depuis Novembre 2007)

Marcel Aymé, conteur du merveilleux ordinaire

La Pléiade a récemment édité le troisième et dernier tome des oeuvres complètes de Marcel Aymé. L'entrée de ce romancier dans la prestigieuse collection, Panthéon éditorial réservé aux auteurs immortels, me semble parfaitement méritée et justifiée.
Je tiens en effet Marcel Aymé -et d'autres avant moi, parmi les plus illustres, ont salué son talent :Berl, Céline, Queneau, Fargue...- pour l’un de nos plus grands écrivains français. Et je regrette que ce conteur virtuose ne soit pas suffisamment mis à l’honneur dans les anthologies littéraires, qu'il n’occupe pas toujours, dans les rayons de nos bibliothèques, la place privilégiée qui lui revient.
Ceux qui l'ont lu, et ont pris la peine d’étudier son style avec un peu d’attention, ne jugeront pas mon admiration excessive. Peu d'auteurs sont parvenus à une telle maîtrise de notre langue, peu de romanciers ont su l’utiliser avec un tel sens de l'économie, une si forte exigence du mot juste à la juste place.
Maître dans l'art de la concision maniant la plume comme un pinceau précis, Marcel Aymé possède ce don, très rare, de présenter des situations complexes en quelques mots, de camper un univers entier en une seule phrase. Il n'est qu’à lire le début de ses récits. Dans "Derrière chez Martin" -ce recueil de nouvelles illustre bien, à mon sens, la variété du talent de Marcel Aymé, mais j'aurais aussi bien pu évoquer les autres textes, romans ou articles réunis en Pléiade : tout est du même acabit, de la même qualité irréprochable... Dans "Derrière chez Martin", donc, chaque nouvelle s’ouvre sur une phrase qui nous propulse au coeur de l'histoire, nous fait entrer brusquement, comme par effraction, dans l’univers du personnage : "Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait s'empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance" (Le romancier Martin) ;
"Le directeur de la Banque expliquait, avec l’aisance que donne l’habitude, la nécessité où se trouvait l’établissement de réduire ses frais généraux" (Je suis renvoyé) ; “Il y avait à Montmartre un pauvre homme appelé Martin qui n’existait qu’un jour sur deux" (Le temps mort) ; "Martin abattit sa femme et ses beaux-parents à coups de révolver et poussa un soupir" (L’âme de Martin). De même, dans la suite du récit, le romancier parvient à peindre les situations et les sentiments en quelques traits bien sentis, d’une stupéfiante véracité. Prenons ce passage de la nouvelle "Je suis renvoyé" : "Une fois, dans les premiers temps, il avait dit à la concierge en tirant sa montre : "bigre, je vais arriver en retard à mon bureau." Et la concierge avait eu un sourire de considération, dont il s'était senti grandi. Il imagina de quel sourire elle allait accueillir la nouvelle de son renvoi, et il vit fondre tout d’un coup son trésor de fierté. Il se trouvait plus démuni qu’aux pires époques de sa vie de pauvre homme timide et sans appétits." Difficile de décrire avec plus de justesse, et en aussi peu de phrases, tout à la fois la détresse, l'humiliation et le désarroi d’un employé brutalement congédié.
Toutes les nouvelles sont écrites dans cette langue resserrée, aboutie, impeccable. On a beau lire et relire : aucune faiblesse syntaxique ; pas un mot en trop ; chaque adjectif, verbe ou adverbe est l’élément nécessaire, impossible à retrancher ou à changer, d’une construction en parfait équilibre: une leçon de style, dont nos auteurs contemporains, rédigeant bien souvent dans une prose bavarde et négligée, feraient bien de s'inspirer.
Ce style implacable est au service d'une peinture lucide, sans concession, de la société ; plus exactement, de l'attitude de la société à l’égard des humbles et des marginaux. Les héros n’inspirent pas Marcel Aymé. Son attention se porte sur les êtres ordinaires, souvent faibles, broyés par un système impitoyable : petit employé de banque qu’on licencie sans scrupule, dans "Je suis renvoyé “, ou pauvre Arabe victime du racisme ordinaire, dans “Rue de l'Evangile" : “Rue des Roses, au fond d'un cul-de-sac séparant deux immeubles noirs et chassieux, Abdel habitait sur trois marches de pierre humide, qui descendaient à une porte murée et qu'abritait un auvent de bois pourri." Marcel Aymé est un romancier réaliste, peintre fidèle d'une réalité sociale âpre et brutale. Mais son réalisme possède l’étonnante particularité de côtoyer le surnaturel, de se mêler au merveilleux.
Balzac a décrit la société de son temps en historien ; Flaubert a adopté un angle neutre, presque sociologique ; Marcel Aymé a choisi, pour étudier ses contemporains, le point de vue du conteur : “Il y avait à Montmartre un pauvre homme appelé Martin qui n’existait qu’un jour sur deux" : le “il était une fois" des contes et des mythes ne s'applique plus à des destins d'exception, mais à des existences anonymes ; le merveilleux ne surgit plus dans des destinées extraordinaires, mais vient bouleverser un quotidien trivial, des vies insignifiantes, souvent misérables. En introduisant l'extraordinaire dans les existences les plus ordinaires, Marcel Aymé insuffle de la poésie à un monde gris et sans espoir, donne un destin aux exclus, une identité aux anonymes. Ses personnages n’en sont que plus touchants.
Marcel Aymé a posé sur les hommes un regard d'une acuité impitoyable. Mais à voir l'attention qu'il porte à tous ses personnages, et cette volonté constante d'éclairer leur existence terne par une étincelle de merveilleux, l'on ne peut s’empêcher de penser qu’il a, malgré tout, aimé ses frères humains.

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Les éditions

  • Oeuvres romanesques complètes [Texte imprimé] Marcel Aymé éd. publ. sous la dir. de Michel Lécureur avec... la collab. de Lola Bermudez Medina, Carmen Camero Perez, Danielle Ducout... [et al.]
    de Aymé, Marcel Lécureur, Michel (Editeur scientifique)
    Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade.
    ISBN : 9782070113316 ; 67,50 € ; 04/09/1998 ; 1498 p. ; Cuir/luxe
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9 nouvelles

8 étoiles

Critique de Tistou (, Inscrit le 10 mai 2004, 67 ans) - 11 février 2010

Marcel Aymé aura écrit énormément de nouvelles. « Derrière chez Martin » est un des recueils de ces nouvelles, le second, paru en 1938. Ces nouvelles sont, quasi systématiquement, bordées, frangées de fantastique. Marcel Aymé utilise volontiers l’outrance du fantastique pour mieux mettre en évidence son propos ou la conclusion à laquelle il veut amener le lecteur. On est le plus souvent au bord du conte, et le tout dans une langue châtiée mais très agréable à lire. Pas étonnant qu’on faisait lire autrefois ( ?) Marcel Aymé – et notamment « Les contes du chat perché » dans les écoles.
« Derrière chez Martin » présente une curieuse particularité : les neuf nouvelles ont toutes, ou presque, pour héros un « Martin » (comme beaucoup d’autres nouvelles de Marcel Aymé hors ce recueil également, d’ailleurs). Il l’explique dans un préambule :

« Les critiques superstitieux ou simplement attentifs aux coïncidences remarqueront peut-être que dans ces nouvelles, la plupart des héros s’appellent Martin. Les titres devenant plus rares d’année en année, j’en ai profité pour appeler mon livre « Derrière chez Martin », quoique j’eusse pu aussi bien l’appeler « Devant chez Martin » ou « A côté de … » ou « Au dessus-de … » ou simplement « Martin » ou encore « Les aventures de Martin, Les Métamorphoses de Martin, Les Trente-six visages de Martin, Les Travaux de Martin, Confidences de Martin, Heurs de Martin … » Je me sens plein de regret. »

Martin donc. Des Martin comme s’il en pleuvait …
Comme par exemple « Le romancier Martin » qui présente la particularité de voir ses personnages de roman venir interférer dans sa vie réelle plaider leur cause, négocier un sursis, un meilleur sort … Un cauchemar !
« Le temps mort » est lui aussi « ayméien » puisque le pauvre Martin n’existait qu’un jour sur deux ! Carrément. D’où s’ensuivent les désagréments ainsi que les mauvaises surprises qui peuvent s’appliquer à un tel cas.
« Le cocu nombreux » est également typique, une veine un peu « Edgar Poe ». Un vagabond (dont on ne dit pas le nom mais dont on peut supposer qu’il s’appelle …) arrive dans un village dans lequel, comme il va s’en apercevoir, les habitants « habitent plusieurs corps à la fois. Lui, simple « monocorps » sera évidemment qualifié de fou !
Mais d’autres nouvelles sont dans une tonalité plutôt grises ; injustices souvent vis à vis des faibles ou miséreux :
Par exemple dans celle où Marcel Aymé réussit la performance de donner le patronyme d’Abd El Martin à un clochard arabe qui hante le quartier de la Chapelle dans « Rue de l’Evangile ». Et pour lui non plus ça ne va pas bien se finir, surtout quand il se permet de jeter les yeux sur Mme Alceste, la femme du patron du « Destin », le troquet local. A cet égard notons que déjà dans l’avant-guerre, l’arabe n’avait pas bonne presse si l’on en croit le début de la nouvelle :

« Il y avait à Paris, dans le quartier de la Chapelle, un pauvre arabe du nom d’Abd El Martin et on l’appelait Abdel tout court, ou le Crouïa, ou l’Arbi, ou le Biquemuche, ou encore Bique à poux, parce qu’il avait, en effet, des poux. »

Ou encore « Je suis renvoyé ». Un thème plus classique d’un employé de Banque, nommé Martin ( !), renvoyé par sa Direction et qui erre plutôt que de venir annoncer la mauvaise nouvelle au foyer. Ca ne peut pas finir bien !
Non plus que dans « L’élève Martin » où l’élève en question sert un peu de bouc-émissaire à une administration débordée.
Des destins dans l’ensemble voués au drame, à la petitesse ou à la médiocrité. Même si la touche de fantastique est régulièrement là pour forcer le trait et faire apparaître la noirceur du quotidien et de l’âme humaine.

Un grand humaniste

10 étoiles

Critique de JEANLEBLEU (Orange, Inscrit le 6 mars 2005, 56 ans) - 6 janvier 2008

Je considère que Marcel Aymé est l'un des plus grands écrivains français du XXème siècle (et peut-être même le plus grand).
Il possède un style admirable. Ses romans, ses nouvelles ou ses pièces de théâtre présentent des histoires à la fois simples (en apparence) et complexes (si l'on laisse agir les résonances en nous). Marcel Aymé a un regard proche de celui de Tchékhov : il est à la fois très critique (voire très pessimiste) sur l'homme et en même temps indulgent pour ses faiblesses. Mais il a su aller plus loin dans sa présentation des faiblesses humaines.
Au-delà de sa langue admirable, il possède un sens de l'humour très aiguisé et il sait dénicher le fantastique et le rêve même dans le quotidien.
Ses oeuvres portent un regard à la fois humaniste et acerbe sur nous les hommes.
Il est très étonnant qu'un tel écrivain ne soit pas plus reconnu.
Sûrement est-ce une conséquence de son manque de respect envers les institutions en général et l'institution littéraire en particulier...

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