Sur quatorze façons d'aller dans le même café
de Benoît Caudoux

critiqué par F.A., le 5 mai 2010
( - 46 ans)


La note:  étoiles
Sur quatorze façons d'aller dans le même café
Tout commence par une phrase simple : « Je sors de chez moi, je traverse un peu de ville et je vais au café ». L’action décrite est minimale, le mouvement d’un corps humain d’un point à un autre. L’objet est commun, presque trivial : aller au bistrot. Dans ce mouvement et dans cette simplicité, un imaginaire se déploie, en lien avec l’expérience sensorielle du moment. Cet imaginaire est peuplé d’êtres bizarres et étrangement familiers. Les piliers de bar, les serveurs, les clients, les propriétaires… Entre ouverture aux autres et misanthropie, le voilà funambule qui s’efforce de rester lui-même : « Je ne dois pas les laisser trop s’éloigner de moi ni trop m’éloigner d’eux ».
Dans le moindre geste le narrateur s’invente un quotidien et tente de le vivre, de l’habiter. Il interprète des codes que d’autres connaissent et que lui joue : « tout est proche pour eux et tout est loin pour moi, épais et difficile. Tout est écrit, connu et nommé quelque part dans leur langue ». Dans cette invention, il va donc au café de quatorze manières différentes : en habitué, en touriste, en philosophe, en maître, en arbre, en écureuil, en bonnet de laine, en slip bulgare… Vertige de l’invention de soi.
Les cheminements sont chaque fois renouvelés pour tenter d’approcher ce monde fuyant, un monde absurde où les données connues disparaissent, les valeurs s’inversent, le solide devient liquide et le liquide solide. C’est le client qui forme parfois l’axe autour duquel le monde s’agite, comme en témoigne la succession des « formules » : « On devient espagnol puis on devient couscous. Combien de fois on me change la formule, je ne sais pas. La formule devient un monstre légendaire, tout le monde en parle, tout le temps. Je ne supporte plus leur formule, c’est un train dans lequel tout le monde s’est entassé et qui me passe dessus dans un sens et dans l’autre ». Le sol de son appartement est une sorte de masse molle dans laquelle il s’enlise. D’ailleurs, le rapport à son appartement est de l’ordre de l’histoire de couple, de la vie intime, et sortir relève de l’arrachement.

Aller au café comme entrer en écriture
Au-delà de l’anecdote, et par-delà le poétique, Benoit Caudoux offre dans ce texte une belle image de l’écriture et du désir de vivre, même par la fiction. Il interroge les mots, les expressions idiomatiques, les bavardages de comptoir : « Je révolte les lieux communs en actes, en décisions ». Comme dans la Migration des gnous, son premier livre, l’écriture semble surgir du désir de rapport aux autres et de la difficulté à être avec eux, tout en restant irrémédiablement à côté. Au cours d’un entretien, il la rapproche de ce qu’Albert Camus analyse dans son Discours de Suède : « celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher ».
Dans le parcours littéraire de Benoit Caudoux, ce rapport à l’autre est essentiel. La Migration des gnous mettait le narrateur au milieu d’eux : « j’étais traversé par le vent de mes frères. (…) je ne sais pas si j’étais réellement parmi eux mais eux étaient en moi, chacun : j’en suis sûr ». Géographie, à l’inverse, était un livre beaucoup plus intérieur, plaçait le narrateur dans une sorte de rejet du monde, jusqu’à s’interroger : « Peut-on être tombé à l’intérieur de soi définitivement, jusqu’à ne plus y être ? »
L’expérience dans le troupeau ; l’expérience dans la solitude ; et ces quatorze façons qui replacent l’individu face au groupe, dans un vis-à-vis, un dialogue. « Un effort pour sortir de chez soi pour aller là où il y a les autres » me dit-il.

C’est d’ailleurs une expérience existentielle qui le conduit à se résoudre à écrire réellement. Un choc qui déchire la toile un peu trop cirée de ce professeur de philosophie, ouvre un abîme qu’il faut comprendre, combler ou qui peut rendre toute cette vie absurde, qui ancre cette écriture dans la vie, dans une recherche de vérité, de justesse. Et fait naître ce besoin de créer pour rester debout : « Je danse pour me maintenir ». Au bord du vide, trouver l’équilibre par le mouvement. Au final, aller au café, c’est aller vers l’autre, lui parler, tenter l’aventure. Renouer les fils de la communauté humaine, « tout reprendre enfin à neuf, une fois pour toutes, avec la bonne distance, après tant de brouillons ».

Benoit Caudoux, Sur quatorze façons d’aller dans le même café, Léo Scheer, 2010
Ses autres livres : La Migration des gnous, Léo Scheer, 2004 - Le Restaurant chinois, Brandes, 2007 (illustrations de Florence Lelièvre) - Géographie, Léo Scheer, 2008 ; Le Discours de Suède d’Albert Camus est édité en Folio (1958).