Une vie de désordres

Hiver 1945, une jeune femme, Yukiko, rentre au Japon occupé par les Américains. Elle vient d’Indochine où elle a vécu pendant deux ans un amour passionné dans la luxuriance climatique et végétale, « l’insidieuse folie des pays tropicaux », l’insouciance et la douceur de vivre des Français qui n’avaient pas fui la présence de l’Empire du Soleil Levant (les colons étaient d’ailleurs, je crois, globalement pétainistes et ils ne percevaient pas le Japon comme un véritable ennemi).
Tokyo sous la pluie, un télégramme sans réponse adressé à Tomioka, l’homme qu’elle aime, solitude, le naufrage, la défaite, l’humiliation nationale. Mais elle ne sait pas que si elle s’est enflammée dès le premier baiser, lui « sentait déjà sa passion et son désir d’aller plus loin s’émousser ». Elle le retrouve dans un Tokyo froid, triste, humide, sale, meurtri où vivre c’est d’abord survivre. Le décor est planté pour un mélodrame qui relate les amours malheureuses de ces deux amants qui se retrouvent pour se déchirer, se perdre, se retrouver encore. Une femme toujours amoureuse, un homme veule et lâche, une société qui a perdu tous ses repères, la pluie, le vent et le froid. Elle attendait une passion violente et ne perçoit que distance et froideur. Il ne ressent « qu’un vide au goût de cendres ». Ils ne renoueront qu’avec « une habitude éphémère ». Il ne sait pas la quitter, elle ne sait pas l’oublier.

Oui ce roman est un mélodrame écrit il y a une soixantaine d’années par une spécialiste du genre au Japon, Hayashi Fumiko qui mourut peu après la sortie de « Nuages flottants ». Le grand cinéaste Mikio Naruse en a tiré en 1955 un film souvent présenté comme un chef d’œuvre du cinéma néoréaliste japonais. Mais ce mélodrame sans emphase est bien mieux que l’habituel « tire larmes » caractéristique de ce genre de littérature.

Si le style est sans relief et parfois un peu désuet et si on peut regretter des moments répétitifs, ce roman est très intéressant par la finesse psychologique que révèle ce drame intimiste avec ses dialogues amers et désabusés où une femme énergique et lucide, délaissée mais qui refuse de renoncer à son désir d’avenir meilleur se heurte passionnément à un homme mélancolique, fataliste, irresponsable et, reconnaissons le, médiocre. Intéressant aussi par le rôle qu’y joue le réalisme de l’environnement géographique et humain avec ces immeubles éventrés par les bombardements et ces gens qui « ont perdu la force de décider par eux-mêmes », « ce Japon qui avait sombré dans cette défaite et eux avec » mais où on perçoit déjà les premiers signes du redressement favorisé par la présence américaine qui, sous les traits de Joe, est vécue positivement.
Il est aussi d’un très grand modernisme par les sujets qui sont la toile de fond de l’histoire. Nous sommes loin du stéréotype de la femme japonaise soumise totalement à son mari. Fumiko aborde l’adultère bien sûr mais aussi l’alcoolisme masculin et féminin, l’avortement, le travail des femmes devenu une nécessité dans cette décrépitude généralisée. On notera aussi que l’auteur fait référence à des textes chrétiens et à la littérature française ce qui ne doit pas être fréquent dans la littérature japonaise.
Elle sait aussi opposer l’exubérance tropicale et la passion qui s’y vit à la déliquescence japonaise et la désillusion cruelle d’une passion qui s’étiole tant les femmes et les hommes ont une vision divergente de l’amour. Alors qu’elle se sentait « prisonnière de l’odeur que dégageait le corps de cet homme [et] ne pouvait plus s’éloigner de lui », il lui reprochait de passer son « temps à languir après [ses] souvenirs, les confondant toujours avec [son] destin ».

Un roman sombre, profondément mélancolique où le rêve n’a plus sa part et où seule l’ivresse rend la réalité supportable.

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  Nuages flottants [Texte imprimé] Hayashi Fumiko traduit du japonais par Corinne Atlan

  de Hayashi, Fumiko Atlan, Corinne (Traducteur)
  Éd. du Rocher
  ISBN : 9782268053677 ; 5,78 € ; 10/03/2005 ; 418 p. ; Broché

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