La Châtelaine du Liban
de Pierre Benoit

critiqué par PPG, le 16 février 2010
(Strasbourg - 48 ans)


La note:  étoiles
Envoûtement, avant la chute
Nous sommes au tout début des années 1920 au Levant (Liban et Syrie). La France y est présente militairement, car mandatée par la Société des Nations pour développer et moderniser certains territoires suite au démantèlement de l'empire ottoman. D’autres grandes nations, comme la Grande-Bretagne, y sont également implantées.

Le capitaine Lucien Domèvre est un jeune officier méhariste, que nous découvrons dans ces premières pages en convalescence dans un hôpital de Beyrouth, à la suite d’une blessure par balle. Lors de son hospitalisation, il s’éprend d’une jeune infirmière, Michelle, fille du colonel Hennequin, lequel, par sympathie à son égard, s’arrange pour qu’il obtienne un poste à Beyrouth au service des renseignements. Surpris par ce poste, Domèvre émet des réserves, lui l’homme aguerri ayant sillonné le désert pendant trois dures années. Néanmoins, il se laisse séduire par cette ville enchanteresse, découvrant une vie coloniale reposante, au grand dam de son ami Walter, également officier méhariste du même grade, qui le prévient de façon vigoureuse du danger qu’il court à s’adonner à cette nouvelle vie qui selon lui le perdra. Faisant fi de ses propos, il entamera avec conviction son nouveau poste, donnant d’amples satisfactions à ses supérieurs. Sur sa route, Domèvre croisera très rapidement le major Hobson, son homologue anglais, avec lequel il devra entretenir des relations faites de courtoisie et de déférence dans cette stratégique course aux renseignements. Progressivement, c’est dans un cercle fermé de puissants, souvent mondain, que Demièvre fera la connaissance de la comtesse Athelstane Orlof, mystérieuse Anglaise, veuve d’un diplomate russe, résidant dans le château du Kalaat-el-Tahara (château de la pureté) et grande passionnée de l’aventurière lady Esther Stanhope. Fou d’amour pour elle, détournant son devoir patriotique pour des intérêts privés, Domièvre sacrifiera tout pour elle : sa fiancée Michelle, sa fortune et plus dur encore pour lui, son honneur.

Dès les premières pages, le décor est planté. Nous comprenons d’emblée, sous la plume de Domèvre qui narre son histoire, qu’il s’agit d’une descente aux enfers. Les intrigues s’entremêlent dans cette ville à double facette (le plaisir sous un soleil de rêve s’opposant à un anonymat impossible, étouffant), pressentant une chute finale inéluctable. Ce qui tient en haleine réside dans le fait que l’on sache pas précisément de quelle façon elle se produira, ni qui accompagnera le narrateur dans celle-ci. Athelstane Orlof semble démoniaque, malgré une sensibilité qui affleure parfois à certains moments en aparté auprès de Domèvre, la rendant émouvante, car fragile. Mais ceci est bien vite dissipé par son jeu, toujours trouble : certes, parfois compréhensif ou compatissant, mais souvent très ironique et teinté d’un pragmatisme des plus froids quand il s’agit de se moquer délibérément et gratuitement de quelqu’un, de se venger d’un autre ou de conserver sa richesse. Se pose alors la question de la force du sentiment qu'Athelstane porte pour Domèvre, notamment au regard de ses besoins d'argent qui l'incitent à s'offrir à de riches amants. Pierre Benoît, qui traite régulièrement dans ses romans de la question de la domination masculine, nous montre ici une situation inversée, à nous hommes jugés souvent sévèrement sous sa plume : une femme avide de réussite, ayant besoin de luxe et d’apparence pour vivre, fonçant sans scrupules face au monde qui l’entoure.

Très beau roman de Pierre Benoît, où l’on ressent pleinement toute la détresse du narrateur, qui ne semble pas encore pouvoir réaliser ce qui lui est arrivé, ni ce qu’il a commis. Un envoûtement subi, assumé, sans que cela puisse bien entendu éluder sa part de responsabilité, loin de là. Reste alors l’écriture pour tenter d’exorciser les maux. Quant à la comtesse Athelstane Orlof...
Pierre Benoit, écrivain voyageur 8 étoiles

La châtelaine du Liban, Athelstane Orlof, est bien moins fascinante que le Liban lui-même dans ce livre de 1924 qui nous plonge dans le Beyrouth de cette époque, qui vit la France et l’Angleterre se disputer en gentlemen la prédominance sur ces territoires tout juste libérés du joug ottoman (et sur leurs merveilleuses ressources pétrolières mais ce n’est pas l’objet du roman).

Le talent de Pierre Benoit est dans l’évocation de cet Orient inaccessible et si proche plus que dans celle de la descente aux enfers de Domèvre. Certes, Athelstane est belle et indépendante, elle conduira Lucien à la perte de tout ce qui comptait pour lui hormis l’amitié, mais est-ce que tout cela est si important au soleil de Palmyre ?

Guigomas - Valenciennes - 54 ans - 2 octobre 2012


Quel plaisir que de relire Pierre Benoît !!! 9 étoiles

Quand on ouvre un roman de Pierre Benoît, quand on ne sait pas ce qui nous attend parce qu’est c’est la première fois ou une relecture après un long temps d’interruption, on peut être surpris comme un voyageur qui arrive à Bangui en venant directement de New-York, Paris ou Berlin. Oui, tout peut nous surprendre dans le monde de Pierre Benoît, à commencer par l’époque, une époque bien marquée, le début du vingtième siècle…

Prenons, par exemple, cette « Châtelaine du Liban » ! Dès la première page vous voilà sur le quai du port de Beyrouth et au loin vous apercevez les fumées du Sphinx qui est en train de disparaître de l’horizon… Un Liban sous administration française, la marine commerciale à vapeur, un officier français qui nous raconte son histoire, du moins quelques mois de sa vie, en gros une année qu’il semble regretter…

Il y a plusieurs parties dans ce roman. Tout d’abord, un cadre général, celui d’une administration et d’une armée, françaises toutes les deux, qui dirigent le Liban juste après la première guerre mondiale. Nous sommes donc en présence de militaires qui ont à la fois un rôle de soldat, de combattant, mais aussi qui sont astreints à une activité sociale, visites, bals, dîners officiels… Le jeune lieutenant qui arrive dans ce pays est donc soit obligé d’aller combattre, parfois au péril de sa vie, soit de faire le beau dans un salon, là aussi au péril de son âme, de ses valeurs. Lucien, jeune lieutenant en convalescence après une blessure au combat, va mesurer les risques de cette vie administrative au cœur de la ville de Beyrouth.

Il y a aussi, Pierre Benoît ne peut pas s’en empêcher, un aspect exotisme et touristique dans ce roman. L’effet est d’autant plus fort et net que l’auteur écrit son texte en Syrie, sur place. Cette terre qu’il décrit si bien est celle dans laquelle il vit durant un temps quasi équivalent au temps de l’action de « La Châtelaine du Liban ». C’est même un des seuls romans où l’on a autant de précision sur le lieu et le temps d’écriture par Pierre Benoît. L’auteur a été obligé de fuir Paris après quelques mésaventures – faux enlèvement et maitresses en fureur, administration menaçante et police sur le point de le poursuivre – et une fois devenu grand reporter il part en grand secret pour la Turquie, le Liban, la Syrie… mais, attention, roman incarné dans ce Proche Orient ne signifie pas guide touristique, le livre reste avant tout un roman !

Il y a une histoire d’amour, je dirais plutôt d’ailleurs la description d’une passion délirante et destructrice. L’héroïne a un prénom qui commence par un A comme à chaque fois et j’avoue que ce prénom est assez original : Athelstane. Cette femme n’est pas seulement le fruit de l’imagination de l’auteur. Il s’inspire d’une femme bien réelle, Esther Stanhope, qui fut nommée reine de Palmyre par les Bédouins, qui se comporta comme une véritable prophétesse des Druzes – peuple avec lequel Athelstane est proche – et qui mourut dans la misère, stade dans lequel notre héroïne va se retrouver en fin de roman.

Enfin, Pierre Benoît, de façon plus subtile, va rendre un hommage à peine caché à un de ses maitres à penser, Maurice Barrès. Ce Proche Orient est aussi celui dans lequel le grand Lorrain est venu pour voir, entendre, sentir, écrire. L’air de rien, Lucien le héros du roman passe devant une maison où a séjourné Maurice Barrès. Son ouvrage « Une enquête aux pays du Levant » paraît quelques semaines avant sa mort et pendant que Pierre Benoît est encore sur place, dans ces fameux pays du Levant.

Ce roman est un excellent texte qui apporte beaucoup au lecteur bien au-delà de la « simple » histoire entre Lucien et Athelstane. Je crois que la préfacière Amélie Nothomb a raison de dire que le roman a vieilli car de tout évidence ce Liban colonial est très loin de nous, les choses ont changé et les militaires français ne se comportent plus de cette façon-là. Mais ne nous laissons pas emporter par les apparences, les Occidentaux, lorsqu’ils s’installent dans un pays étranger, souvent éloignés de chez eux, ont tendance à créer ce type de micro société, celle des ex-pats, et ce qui est alors vécu est souvent très proche de ce que l’on peut lire dans le roman de Pierre Benoît. C’est ce que j’ai pu vivre, en tous cas, durant quelques mois à Skopje, à N’Djamena ou Dharan…

Qu’il me soit aussi permis de rendre un hommage amical au dessinateur de la couverture de la réédition du roman – à l’occasion des cinquante ans de la disparition du romancier – chez Albin Michel, Floc’h, qui nous offre une unité graphique digne des trois romans La Châtelaine du Liban, Mademoiselle de La Ferté et Axelle, trois grands romans de cet auteur que je vous invite à lire ou relire !

Shelton - Chalon-sur-Saône - 67 ans - 14 mars 2012