La persistance du froid de Denis Decourchelle

La persistance du froid de Denis Decourchelle

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Sahkti, le 20 décembre 2009 (Genève, Inscrite le 17 avril 2004, 49 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 718ème position).
Visites : 3 688 

Chacun forme un tout

Denis Decourchelle est ethnologue. Ethnologue et romancier. Si le premier fonctionne bien sans l'autre, ce n'est pas forcément le cas du second, tant le don d'observation de l'auteur dans son métier se ressent dans ses lignes. Il y parle de personnes, de destinées, d'êtres humains qu'il traque à la loupe et dont il nous offre des trajectoires tantôt tourmentées, tantôt linéaires. Une association bienvenue dans le cas de ce premier roman, très humain, également très subtil dans sa façon de plonger dans la vie d'autrui, en finesse mais sans concessions.
Denis Decourchelle sonde les âmes en détail, il nous livre des portraits qui passent pour autant de destins existants; le lecteur ressent rapidement une proximité, voire une empathie, à l'un ou l'autre. Rien de tel pour se glisser dans l'ambiance et embarquer à bord de ce navire étrange qu'est celui de l'existence.
Progressivement, l'univers s'élargit. Aux soucis du quotidien succèdent des questions plus générales, métaphysiques, auxquelles il n'est pas toujours aisé ou possible de répondre mais qui guident nos pas au milieu de ces méandres chaotiques. Denis Decourchelle assemble les différents composants de ses récits, mêle les éléments, donne naissance à un récit qu'il qualifie lui-même de circulaire, sorte d'arche de Noé de l'humanité qui ne peut exister qu'avec un peu de chacun d'entre nous.
Un processus plaisant et complexe car il s'agit de constamment retourner vers tel ou tel fragment sans pour autant tout concentrer sur lui; Denis Decourchelle évite les écueils grâce à un rythme soutenu et un regard profondément ancré dans les gens sans les placer au-dessus de la mêlée. C'est véritablement bien mené, sans pirouettes ni facilités; un beau tour de passe-passe avec au final, un résultat plus qu'agréable et intéressant qui nous pousse à contempler autrement nos contemporains et donc nous-mêmes.


Sur l'auteur: Né en 1957, Denis Decourchelle est ethnologue consultant de profession, auteur d'articles à caractère historique et relatifs aux domaines du handicap. Il est aussi musicien amateur. La Persistance du froid est son premier roman (source: Quidam Editeur)

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Les éditions

  • La persistance du froid [Texte imprimé] Denis Decourchelle
    de Decourchelle, Denis
    Quidam éd. / Made in Europe (Meudon)
    ISBN : 9782915018417 ; 12,79 € ; 05/01/2010 ; 144 p. ; Broché
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10 étoiles

Critique de Feint (, Inscrit le 21 mars 2006, 60 ans) - 22 février 2013

La Persistance du froid de Denis Decourchelle fait partie de ces livres que je ne sais pas immédiatement lire – et c’est le premier bon signe. Les mots pour en parler n’existent pas dans le préfabriqué du commentaire de texte, il faudrait que j’aille les chercher dans ceux de la musique peut-être, je le sens bien mais je ne suis pas musicien même si je reconnais un prélude avant le « Grand Générique » car il y en a un aussi, liste d’états-civils avec dates et lieux de naissance, après six pages de prélude donc, comme si ces personnages étaient plutôt des personnes, au point qu’on serait presque tenté d’aller vérifier, un générique comme une partition aussi peut-être.
On est pris d’un doute en effet, tant le ton est celui d’un affectueux mais discret biographe ; mais non : ni le saxophoniste Phil Sprinkler, ni le cosmonaute soviétique Semenov, ni l’actrice Résa Weiner n’ont vraiment existé, comme on dit. C’est aussi que leur biographe jamais ne prétend connaître vraiment leurs pensées ou leurs sentiments car l’homme ou la femme, avec toute la tendresse qu’on peut ressentir pour elle ou lui reste un être opaque, et cette opacité elle-même nous touche : c’est celle de notre prochain, quotidiennement éprouvée.
Cette mise à distance dans un récit pourtant intime, sorte d’oxymore dans la pratique du point de vue narratif, trouve son écho dans la manière dont l’extrême singularité des différents destins rapportés se rassemble au prix d’une vision d’ensemble dans le temps et l’espace, un demi-siècle et un hémisphère – la deuxième moitié du XXe, des Etats-Unis à l’Union soviétique, en passant par Royan, sorte de nœud géographique, tandis que l’Histoire est, pour Wanda Weiner, Valentin Semenov ou Jerzy Weiner, le mur où leur destin se brise.
Il n’est pas évident – ou plutôt il n’est pas utile – de désigner des personnages principaux, des personnages secondaires : chacun est un protagoniste potentiel. Le roman est une sorte de réseau où l’on passe naturellement de l’un à l’autre, par le biais d’une rencontre, d’un regard, d’une aide ; celui ou celle qui aurait pu passer pour anecdotique d’un coup ne l’est plus, reçoit pour quelques pages au moins la même attention discrète et chaleureuse de la part de l’anonyme biographe ; et l’on sent que ce n’est pas le désir de poursuivre ainsi à l’infini qui manque – sauf que ce n’est pas possible.
Car la Persistance du froid est aussi une évocation de ce qu’on ne peut pas exprimer, et ce n’est pas un hasard si le jazzman arrête de jouer, l’actrice se retire, l’anthropologue se noie, et le cosmonaute, premier homme à avoir eu depuis son hublot une vision totale du monde, est réduit au silence…

« Désormais inutile, peut-être nuisible, il est placé pour traitement dans une maison de repos de l’armée de l’air ou, au prétexte d’une pathologie censément induite par la solitude et l’apesanteur prolongées, on cherche à lui apprendre des séries réponses rationnelles aux questions qu’il continue de poser à la cantonade – le devenir biologique du genre humain dans plusieurs millions d’années, l’importance réelle la Terre parmi les planètes des milliards d’autres galaxies, la finalité même de l’évolution du vivant. »
p. 58

« Quand la jeune femme se souvenait d’avoir été mère, on ne savait s’il fallait la conforter ou la contredire, mais tous étaient certains qu’elle resterait folle à jamais, incapable de se confectionner un repas, s’habiller seule, devenue l’opératrice méthodique d’un standard téléphonique où, nuit et jour, aux ordres d’un appel intime, elle connectait entre eux des personnages et des situations. »
p. 98-99

« En 1967, la MBC – Michigan Broadcast Center de Chicago, une école exigeante et fameuse formant des techniciens de cinéma et de télévision – finit par accepter Jerzy pour lui permettre d’apprendre les procédés d’enregistrement de l’image et du son. Etudes interrompues par l’incorporation au Service documentaire de l’armée américaine présente au Viêt-nam. Ses travaux d’examen pour passer en deuxième et troisième années sont encore recensés et visibles, pour peu qu’on en fasse la demande. Ce sont deux courts-métrages en format super-huit, ayant obtenu des notes moyennes, mais assorties de commentaires longs et attentifs de la part des membres du jury, lesquels n’en finissent plus de pointer, plan après plan, pourquoi ils attendaient davantage de ces œuvres qui apparaissent à leurs yeux comme « des boîtes à chaussures pleines de bijoux en vrac vendus par un innocent au coin de la rue ». Le film de l’année 1968 est un montage basé sur une installation de caméras enregistrant, à raison d’une image par demi-journée, la croissance de légumes et de plantes, tandis que celui de 1969 utilise les prises de vues faites à partir d’une planche de surf au milieu des vagues et le capot d’une voiture dans les rues de Chicago. Toutes ces images sont croisées en surimpression et de nombreuses séquences ont été recolorées à la main. On y remarque que certaines variétés de salades poussent en spirales puis repartent en sens inverse, et l’on ne sait dire s’il s’agit d’un dépliement qui pourrait ne jamais s’interrompre ou d’un processus à l’issue déjà programmée. Quelque chose d’intensément pathétique s’adresse à nous dans ces feuillages tâtonnant qui dansent vers le soleil pour se dépouiller ensuite et retomber, tordus et ternes, sur le sol. Quant à la ville, dans les rectangles des fenêtres de ses buildings, grouillent et prolifèrent des trames de phares de voitures aspirées par des rideaux d’écumes, comme une fièvre organique emprisonnée dans la pierre. »
p. 130-131

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